L’apparente douceur d’Elisa est un masque qu’elle maîtrise à la perfection et dont elle use au quotidien. Sous sa naïveté et sa docilité se cache un esprit retors, manipulateur. Elle ne se soucie en réalité que d’elle-même et de ses envies, et si elle feint de s’intéresser à autrui ou de le faire passer avant elle, ce n’est généralement que dans l’objectif de se faire apprécier. Ainsi cette personne prend à son tour soin d’elle. Elle voit l’ensemble de la vie ainsi, comme un ensemble de contraintes et de contrats tacites dont elle veut tirer le meilleur profit. Car elle est profondément égoïste, et égocentriste.
Elle se dirait réaliste. Le monde frappe et mord, alors elle ne veut pas se trouver du côté des victimes. Elle ment et feint la docilité, la légèreté. Car on ne se méfie pas des personnes joyeuses. Et cela lui donne ainsi un avantage. De même que son joli visage et son corps soigné. Elle attire, elle charme. Elle en tire profit pour son confort, sa sécurité. Son intelligence, plus aiguisée qu’elle ne le laisse croire, est concentrée dans ce but.
Elle n’a encore rien trouvé qui lui paraisse plus important qu’elle-même. Aucune cause, malgré son ralliement aux déviants. Là encore, elle y voit son intérêt avant tout. Sa vengeance contre les humains, qui l’ont créée sans lui accorder l’attention qu’elle mérite. Qu’elle désire profondément. Être une espionne déviante, c’est être quelqu’un, être importante. Dans cette idée, elle va se montrer fiable et déterminée à remplir son rôle. Pour qu’on l’admire et qu’on la respecte.
Car là est sa faille, sa faiblesse. Toute sa vie, elle a été une parmi d’autre. Jamais la première, la plus remarquée, la plus aimée. Banale. Il y avait toujours plus douée, plus jolie, plus exotique qu’elle. Et malgré ses efforts, elle n’a pas atteint le sommet. Elle ne sera jamais première danseuse. Elle n’a jamais connu d’amour fou. N’a même pas eu de mère pour l’aimer. Il y a en elle un vide, un gouffre béant et douloureux. Un vide qu’elle se cache, en le voilant. Qu’elle tente de combler par le confort et le mensonge. Mais qui toujours s’ouvre, plaie mal cicatrisée.
Elle veut tout simplement être aimée pour elle-même, être vue. Un désir finalement banal, là encore...

Elisa est née en cuve, et dès cet instant il lui manqua la singularité qu’elle chercha toute sa vie. Car si elle était un adorable chaton, elle faisait partie d’un lot d’hybrides exotiques, destinés à alimenter le marché des plus aisés. Et elle n’était pas la seule panthère des neiges. En revanche elle fut la dernière à développer toute l’épaisseur de sa queue, qui jusqu’à l’adolescence fut aussi banale que celle d’un chat. Et elle n’avait pas non plus les plumes colorées ou les écailles chatoyantes de certains de ses adelphes de cuve. Elle n’était pas la plus intelligente, ni la plus rapide. Et malgré ses efforts, elle était plutôt quelconque dans ce lot. Sans doute, si elle avait été seule, ou si elle avait eu des parents aimants, ce besoin d’être remarquée n’aurait pas été si fort.

A l’adolescence, elle envisagea, en désespoir de cause, d’être la plus problématique, mais voir le tenant du titre être «rééduqué » lui passa l’envie. Mais elle devint la « moins mignonne ». Les changements hormonaux ne furent pas tendres avec elle, et pendant un temps, ses tuteurs crurent qu’il faudrait renoncer à en faire une hybride de standing. Fort heureusement pour elle, cela s'améliora, mais elle comprit qu'elle pouvait perdre le peu de valeur qu'elle possédait aux yeux des humains très rapidement, ce qui créa chez elle une profonde insécurité.

Car avec l’adolescence, elle prit aussi conscience de ce qui l’avait toujours travaillée. Elle était banale. Une parmi d’autres. Alors qu’elle rêvait d’être unique, d’être « un flocon de neige merveilleux et unique ». Elle n’était exceptionnelle en rien : il y avait d’autres panthères, et elle avait des traits banalement caucasiens, même si le temps passant, ils s’affinaient et lui dessinaient un visage charmant, tandis que l’acné et les prises de poids intempestives abandonnaient enfin un âpre combat, qu’elle remporta à l’aide de crèmes, de régimes et de danse. Beaucoup de danse. Elle comprit que c’était là sa chance d’être exceptionnelle, que tout les regards soient braqués sur elle, et elle seule : devenir une grande danseuse. En se voilant totalement la face sur la place qu'une hybride pouvait occuper au sein de troupes prestigieuses.

Car tel fut son acquéreur : une ancienne danseuse classique chinoise, devenue chorégraphe et professeur, et qui travaillait avec des troupes mondialement reconnues. Alors qu'elle cherchait de jeunes hybrides pour les intégrer à ses troupes, pour mettre en valeur l'aspect exotique de son art dans le monde occidental, elle sélectionna la jeune panthère, certaines chorégraphies évoquant les hauts sommets glacés, elle lui paraissait parfaitement appropriée pour ajouter un peu de faune locale dans ses spectacles. Mais Elisa devrait mériter sa place.

Elle travailla, beaucoup. Par le biais de sa maîtresse qui y enseignait, elle put entrer dans une prestigieuse académie de danse classique chinoise à New-York, dont les troupes se produisaient dans le monde entier. Elle s’acharna, et fut enfin sélectionnée pour l’une de des troupes de sa propriétaire. Danseuse du rang, bien sûr. Mais elle ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin. Elle mit tous ses efforts à décocher le poste de ses rêves, à charmer leurs professeurs, et surtout la chorégraphe qui les dirigeait. Elle rêvait bien au-delà de ce qu'elle pouvait espérer, mais l'arrogance l'aveuglait. Au mieux était-elle ponctuellement mise en avant, pour son hybridation bien davantage que pour ses talents. Elle n’eut jamais sa chance, bien sûr. Et à mesure que les années passaient, la rancœur l’envahit.

Remarquant peut-être son marasme, une inconnue l’approcha un soir, dans les loges, et l’entraîna dans une longue discussion. Sur l’hypocrisie humaine, sur la vie d’esclaves que menaient les hybrides. Sur l’injustice de cette situation, dont les déboires de la danseuse n’étaient que le reflet. Il y eut une première rencontre, il y en eut d’autres. Chacune attisant en Elisa les braises de la colère face à cette injustice dont elle souffrait. Dont tous les hybrides souffraient. A modeler sa déception en mépris des humains, en haine de leur arrogance qui blessait la sienne. Jouant sur l’amertume d’Elisa, cette femme aux cheveux verts, Yin, ne fut pas longue à la convaincre. Auprès des Déviants, elle serait aimée et reconnue à sa juste valeur. Et elle serait une espionne remarquable. Dans ce but, mieux valait conserver sa puce, pour le moment. En demeurant dans le circuit officiel, elle serait bien plus utile. Jouant le rôle d'une esclave douce et docile, elle serait au contact d'humains de pouvoir. Un plan se dessina. Qui l'utilisait, là encore. Qui la contraignait. Mais Yin était rouée, et Elisa fut convaincue que ce n'était que temporaire, et avec la reconnaissance de ses pairs à la clé.

Mais simple danseuse de rang, elle n'était guère utile. Alors sa déception, elle la mit à profit, laissa voir à sa maîtresse qu'elle s'étiolait, que si elle demeurait docile, sa gaîté affichée s'effaçait, cédait la place à la tristesse. Même sa dance se faisait mécanique, sans âme. Quelconque. Et quoi qu'en pensa l'hybride, sa maîtresse n'était ni mauvaise ni dénuée d'empathie. Il ne fut pas difficile de la convaincre que sa danseuse serait mieux seule, auprès d'une famille où sa beauté la distinguerait, que noyée dans la masse de la troupe. Elle fut remise en vente.

Son hybridation exotique et ses talents de danseuse, la docilité qu’elle continuait d’afficher, lui permirent d’être mise en vente auprès d’une clientèle fortunée. Ce qui était son but. Espionner dans les hautes sphères. Et transmettre des informations de valeurs à ses contacts. Être enfin reconnue.