Tu ressens souvent un sentiment étrange que tu ne saurais décrire quand tu penses à ta famille, car tu le sais, dans la tienne, tu n’es pas une pièce indispensable. N’étant ni l’ainé, ni le petit dernier, tu es juste là, à vivre discrètement pour éviter que ta présence ne soit à la fois trop remarquée, à la fois trop dérangeante. Tu ne te ressers jamais une seconde fois à table. Tu ne réclames jamais lorsque tu as envie de quelque chose. Tu ne te plains même pas lorsqu’à l’école, tu te fais embêter par les autres à longueur de journée jusqu’à revenir chez toi avec quelques bleus. Et de toute façon, personne ne semble s’en faire. Avec ton père que tu ne vois jamais et, ta mère qui n’a rien d’une mère de famille idéale, à quoi bon espérer quoi que ce soit. Si ce n’est, de ne pas recevoir plus de coups qu’il n’en faut à la maison.
Ta scolarité n’est pas très bonne, plutôt mauvaise même…
Non pas pour te trouver des excuses, mais… comment se concentrer lorsque des élèves mal lunés décident chaque jour de t’embêter. De te harceler. Hansen, une victime plutôt idéale, voilà comment tes camarades te voient ; tu ne dis rien, tu te laisses faire, tu n’es pas fort, ni même très grand, et pire encore, tu as l’habitude de tout ça. A quoi bon faire des efforts alors qu’au départ, cela n’a rien changé.
Et lorsque tu entends l’ultimatum de ta mère durant l’année de tes 19 ans, tu ne fournis pas plus d’effort car tu sais que tout cela ne changera rien, tu as déjà abandonné. Pourtant… peut-être que si tu avais su ce qui allait se passer ensuite, tu aurais essayé, juste un peu…
Expulsé. Trahi. Bouleversé. Brisé.
Tu as toujours douté de l’amour de ta famille, mais le doute n’est plus. Et la douleur qui s’incère au fond de toi n’est que plus douloureuse que tous les coups qui t’ont été portés jusqu’à aujourd’hui. Tu pleures silencieusement, anxieux du futur qui t’attend.
Seul, tu as peur.
On t’amène dans un laboratoire sans te dire ce qui t’attend. Tu n’es pas malade, tu ne comprends donc pas les seringues qui sont posées sur la table. Et tu ne trouves pas non plus la raison qui justifie d’avoir autant de personnes en blouse blanche. Tout cela en plus des regards qu’ils te jettent te donne la chair de poule.
Tu trembles sans pouvoir le contrôler.
Soudain, sans un mot, deux d’entre eux viennent te saisir par les bras pour te forcer à avancer. Contrairement à ton habitude, tu ne te laisses pas faire, la peur est trop grande et contrôle ton corps, tu veux partir d’ici avant qu’il soit trop tard. Trop tard pour ? Tu n’en sais rien, mais ton instinct t’ordonne de t’enfuir. Et lorsque tu arrives enfin à te libérer un bras après une lutte acharnée avec ton corps, ton autre bras est lui-même lâché.
L’espace d’une seconde, tu y crois.
Pourtant, la seconde suivante, un courant te parcourt le corps et tes muscles se raidissent net, tu tombes au sol immobile. Une sensation douloureuse et inconnue qui te prive instantanément de l’espoir de liberté qui durant une seconde est venu te caresser.
Conscient, mais encore étourdi par la décharge que tu viens de recevoir, tu ne te débats pas lorsqu’ils viennent te placer sur la table d’examen, tu ne peux rien faire lorsqu’ils viennent ensuite attacher tes poignets et chevilles ainsi que ton torse à la table. Tu ne restes pas silencieux, bien au contraire, tu cries, d’abord en Norvégien car c’est ta langue première, puis en anglais : tu les insultes et leur demande de te libérer. Puis à nouveau le silence. Quelqu’un vient, non sans délicatesse, de te poser quelque chose sur la bouche pour t’empêcher d’ouvrir la bouche. Ta respiration se fait bruyante car tu as peur et ton entrave t’empêche de respirer aisément.
La voix d’un homme se fait entendre dans la pièce, ton regard le cherche rapidement et tu le vois s’approcher de toi. Il te parle, mais à mesure que des mots sortent de sa bouche, ta vision s’embrume, tes pensées s’emmêlent. Vendu. Par ta famille. Pour devenir quoi ? Une hybride ? Un esclave ? Tu comprends de plus en plus ta situation et les larmes se mettent à glisser le long de tes tempes sans même pouvoir venir les essuyer. Pourquoi ? Pourquoi toi ? Qu’as-tu fait de si mal pour mériter ça ? Tu as toujours fait attention à ne jamais énerver personne, alors pourquoi tout ça tombe sur toi ?
Le reste des mots prononcés par l’homme en blouse ne sont que très flous pour toi et ce n’est qu’à l’instant où des injections te sont faites que ta conscience reprend sa place d’origine. Apparemment, les gênes qu’ils t’injectent ne sont pas communes et ton cœur tressaille lorsque tu entends que les précédents tests ont tous été des échecs. Etrangement, ta conscience s’éloigne doucement et tu sens tes paupières se fermer. Tu t’endors.
Lorsque tes yeux s’ouvrent à nouveau, tu te trouves dans une pièce qui n’est pas très grande mais dans laquelle se trouve le nécessaire pour vivre, toilette, douche, lit… ta liberté n’est plus.
Les jours se suivent et se ressemblent, des injections de temps en temps et la solitude dans cette pièce qu’il est peut-être temps de considérer comme « ta maison » ? A cette pensée, ton cœur se serre et ta respiration se fait plus profonde, tu pleures à nouveau.
Un jour, les injections se sont arrêtées, puis des changements ont commencé à apparaitre.
Un matin, tu te lèves et dans le seul miroir disponible de la pièce, tu remarques une chose étrange dans ton reflet. Tes cheveux sont plus ternes, plus clairs, mais ce n’est que plusieurs jours plus tard où tu comprends ce qui t’arrive, ils sont en train de blanchir. Tu n’aimes pas ça, ce changement marque le début d’une transition, le début d’une réalité… l’hybridation semble fonctionner. Dois-tu être content ? Triste ? Effrayé ? content car finalement, tu ne vas pas mourir ? Triste et effrayé car désormais, tu n’es plus totalement humain ? Ou comme s’amusent à dire les hommes en blouse blanche, tu n’es plus humain. Lorsqu’ils viennent te rendre visite, ils te font des tests, des prises de sang, et semblent prendre note des changements qui apparaissent physiquement. Tu te laisses faire puisque tu as compris… tu es piégé ici et le seul moment où tu en sortiras, c’est lorsqu’ils le décideront.
Un nouveau changement, et pas des moindres se produit les jours qui suivent, une chose qui t’inquiète, ta vue semble diminuer, tu ne vois plus les choses aussi nettement qu’avant. Puis la lumière, elle te dérange, elle te fatigue, elle te fait mal. Les scientifiques observent d’autant plus tes yeux et viennent t’agresser les iris à coups de lampe stylo. Tu n’allumes plus la lumière préférant rester dans le noir afin de calmer les migraines qui t’assomment tous les jours. Ta vision s’amenuise jusqu’à ne plus avoir la capacité de voir ce qui se trouve juste en face de toi. Et pourtant, tu sembles encore voire la lumière, mais elle n’est plus qu’agression pour toi. Elle te brûle les yeux, et te procure une douleur si vive qu’elle te donne envie de t’éjecter les yeux de leurs orbites. Tu passes tes journées et tes nuits à anxieusement te protéger les yeux à l’aide de ton drap, de tes mains pour qu’aucun rayon d’une quelconque source lumineuse ne vienne t’atteindre. Malgré tout tes efforts, les hommes ne semblaient pas comprendre ton mal et venaient chaque jour pour observer tes yeux, t’insinuant ainsi des douleurs si fortes que par moments, elles t’amenaient à perdre connaissance. Puis finalement, le jugement, te voilà aveugle, hypersensibilité à la moindre source de lumière liée à ton hybridation. Un échec à leurs yeux, une effroyable nouvelle pour toi.
…
Finalement tu n’as pas été tué, mais éduqué. Ta sensibilité a vite évolué et ton hybridation a fini par te permettre de voir d’une nouvelle manière. Ressentir les vibrations du sol, des murs, des gens, tout cela t’a donné une possibilité de te mouvoir plutôt aisément qu’importe le moment de la journée. Evidemment, cela a ses limites car tu te perds assez vite lorsqu’il y a trop de mouvement autour de toi, ou durant les temps pluvieux. Ton ouïe est devenue si bonne qu’elle te permet d’entendre un chuchotement et à la comprendre quand celui-ci est produit dans un rayon d’environ 5 mètres. Mais ceci apporte aussi un point négatif : le bruit ambiant te fatigue assez vite, et du fait de cette capacité, il t’est bien difficile de te retrouver dans un endroit sans aucun son.
Aujourd’hui, les chercheurs ne te décrivent plus en tant qu’échec, mais en tant que spécimen rare et spécial. L’éducation que tu as eue n’a pas été simple, puisqu’il t’a fallu du temps pour t’habituer à ta nouvelle façon d’appréhender le monde extérieur. Du fait de ton caractère et du sentiment de dépendance que tu ressens envers les personnes que tu sers, ils n’ont eu aucun mal pour te parfaire à ce qu’ils désiraient.
Longtemps resté à Chroma, tu es désormais l’hybride d’un membre d’Humanis et apprends à vivre ta vie en tant que tel tout en prenant soin de faire attention à tout ce qui t’entoure pour te protéger.