Tu te mets à tousser comme un débile, recrachant la moitié du liquide que tu viens d’avaler par-dessus la gouttière. La mine dégoûtée, et un peu confus, tu jettes un œil en contre-bas de l’immeuble où vous vous êtes perchés, voir si ça n’a atterrit sur personne. Ce serait assez drôle, en fait.

| Sérieux. Les adultes boivent de ce truc? | signes-tu avec une grimace éloquente pour la bouteille d’alcool que tu as volée.

Tu te tournes vers ton frère pour constater qu’il rit de toi.

| C’est toi qui l’as voulu. |

Tu fais mine de lui donner un coup de coude en récompense de sa moquerie. Mais au fond ça te fait plaisir qu’il se marre un peu et tu veux bien continuer à faire l’andouille rien que pour cette raison. A défaut d’avoir pu lui faire goûter la liqueur...

Tu trouves Caleb trop sage pour ses 17 ans. Même quand tu réussis à le traîner dans un de tes mauvais plans, il reste tranquille et prudent. A mesure que le temps passe, tu saisis l’impact qu’à le fait d’être né esclave sur lui. Il n’est pas comme Sarai, qui a connu la liberté; lui il trouve parfaitement normal d’être assujetti au bon vouloir de ceux qui l’entourent. Toi compris. Mais toi… Plus ça va, plus ça te tord l’estomac.

L’autre jour, tu as surpris ton père faire une brève remarque sur la beauté du jeune hybride et le prix qu’il pourrait en soutirer en temps voulu.

Ça ne devrait pas t’étonner. Yáng-Shi t’a bien rejeté; pourquoi ne vendrait-il pas Caleb? Pourquoi ne monnaierait-il pas son autre fils? Celui-là même dont il n’a jamais reconnu la paternité? C’est cohérent et pourtant ça fait mal. Et ce qui fait plus mal encore, c’est que le temps que tu sois assez vieux et que tu gagnes assez d’argent pour racheter Sarai et Caleb, il sera sans doute déjà trop tard.

Les choses changent. Si autrefois tu te laissais vivre, certain que Sarai et Caleb veilleraient toujours sur toi, aujourd’hui tu prends conscience que tu dois aussi les protéger. Tu avales une autre lamper de liqueur, avec une nouvelle grimace mais sans la recracher cette fois.

| Je croyais que c’était pas bon? | fais remarquer Caleb, tapotant le toit pour souligner ses signes de quelques vibrations.

| Ça fait du bien quand même. |

—  On vient de me confirmer que Yáng-Shi Jīng a été tué et que tu es son fils légitime, Yang-Bai. Maintenant, je voudrai savoir; que viens-tu faire ici?

Tu es assis dans un grand bureau luxueux, la main serré autour de ton bras blessé, enveloppé dans un linge. Cette nuit te semble toujours plus irréelle. Quand tu t’es présenté, tu ne t’attendais évidement pas à pouvoir rencontrer le chef de la famille Lin. Et tu t’étonnes maintenant d’être arrivé jusqu'à quelqu'un d'aussi haut placé que l'homme en face de toi.

Monsieur Hui t’étudie avec attention. Tu ne doutes pas qu'outre ton lien de parenté avec Yáng-Shi Jīng il sache aussi à présent que tu es sourd. Ce n'est même peut-être que la curiosité que tu suscites qui est à l’origine de cette entrevue. Mais puisque l’on veut bien t’écouter semble-t-il et que tu es demandeur, tu dois faire un effort. Tu ouvres alors la bouche.

—  Les Triades devaient savoir. C’est un problème si la police met le nez dans les papiers de Yang-Shi. Et vous êtes allié à la famille Lin quand mon père l’était des Zhangs. Il y a des choses qui pourront vous intéresser dans son bureau.

A force de lire les conversations de chacun, sans que personne ne songe que ce n’étais pas parce que tu ne les entendais pas que tu ne pouvais pas les surprendre, tu as appris bien des choses. Sur les affaires de ton père comme sur les tensions récentes au sein des Triades.

—  C'est pour rejoindre la famille Lin que tu as tué ton père?

— Mon père a vendu mon frère. Mon frère hybride. C'est pour ça que je l'ai tué. Je n'avais aucune affection pour Yáng-Shi Jīng. Je n'avais rien à voir avec lui et je ne veux rien avoir à faire avec les Zhangs. Me tourner vers les Lins est simplement logique.

En fait, tu envisageais déjà de donner des informations aux Lins quand tu cherchais encore un moyen de t’enfuir avec Caleb. D'après les allégations de ton père, tu as cru comprendre les hybrides liés aux Lins étaient plus considérés et plus rarement revendus. Il raillait cette "complaisance" envers des esclaves, mais toi tu n'avais pas manqué de noter cette information, aussi incertaine puisse-t-elle être. Le fait que les Lins ne trempaient pas à priori dans le trafic d'hybrides te suffisait déjà en soi.

Ton regard se porte un instant sur le verre d’eau qu’on as posé sur le bureau à ton intention, mais tu te retiens d’y toucher. Tu as la gorge sèche; tu n’aimes pas oraliser et tu es tendu. Tu fais un pari dangereux, quoiqu'on en dise. M. Hui ne rate rien de tes hésitations, mais tu fais abstraction de ce qu'il pourrait en conclure et reprends;

—  J’ai tué un membre des Triades. J'assumerai mes actes. Mais je souhaiterai que la famille Lin prennent soin de mon frère et de la femme qui m’a élevé en contre-partie des informations qu’ils trouveront chez mon père.

Sur ces derniers mots, tu baisses les yeux le temps d’un battement de cils, avant de te ressaisir pour affronter le regard de ton interlocuteur. Dire la vérité, avouer ton meurtre rend tout plus concret. Plus réel. Certes tu as tuer de sang froid; certes tu es calme... mais ça ne t’empêche pas d’avoir peur aussi. Tu n’as plus aucun contrôle sur ce qui va se passer, à présent. Tout est entre les mains de cet homme.

En sommes, tu prends de gros risques. Mais tu te fouts bien de ce qui pourrait t’arriver si ça permet à Sarai d’être en sécurité. Si ça n'a ne serait-ce qu’une petite chance de lui ramener son fils. Tu espères qu'avoir débarrassé les Lins de ton père aura assez de poids et de valeur pour qu’ils acceptent de prendre soin de Caleb et de Sarai, pour toi.

—  C’est ma famille, articules-tu finalement.

Tu auscultes le paquet avec précaution avant de le glisser dans ton sac. Même si on te fait d’avantage confiance qu’à tes débuts, encore aujourd’hui, tu ne sais pas toujours ce que tu transportes. Et après t’être rendu compte à posteriori avoir livré des explosifs à l’age de 19 ans, tu as appris à te montrer extrêmement prudent avec les paquets dont tu a la charge.

Tu t’apprêtes à enfourcher ta moto, lorsque Bao sort du bâtiment pour affronter l’air frais de l’ aube et te faire signe, une enveloppe de l’académie à la main.

—  Tu aurais pu me dire que tu avais eu tes examens. Ce soir, on trinque!

Tu as déjà un diplôme en pharmacopée. Tu es en passes d’en obtenir un en botanique... Tout ça par correspondance. Et le vieil homme est presque plus heureux que toi. Aussi étrange que cela paraisse, il t’a bel et bien adopté en fin de compte… Peut-être qu’après la mort de son fils, il avait aussi besoin de ça. Mais tu le lui rend bien.

| D’accord. Tu peux l’envoyer à Sarai, pour moi? | ajoutes-tu en désignant tes résultats.

Sarai ne vit plus avec toi au-dessus de l’officine. Elle est trop fragile. Entre la disparition de Caleb et ton mode de vie, elle ne tenait plus le choc. Tu as été soulagé de la confier à un membre de Unity grâce aux bons conseils d’une connaissance. Elle est plus en sécurité à présent qu’elle ne l’était avec toi. Et elle a enfin des gens capables de prendre vraiment soin d’elle.

Tu n’es peut-être pas encore en mesure de retrouver ton frère, mais ce que tu as fais pour les Lins ces dix dernières années n’aura pas été inutile, si la famille ne considère plus nécessaire d’avoir ta mère d’adoption sous sa coupe pour s’assurer ta loyauté. C’est pas comme si ils n’avaient pas d’autres moyens de pression sur toi au besoin… Mais tu n’as aucune intention de leur donner des raisons de s’en servir, et tu penses qu’ils le savent.

—  Pas de soucis. Toi, ouvre l’œil.

Tu acquiesces, conscient de l’ordre sous-jacent de M. Minh. C’est là ton second rôle et peut-être le plus important lorsque tu fais une course; tu délivres peut-être des colis et des messages, mais surtout tu es là pour observer; pour capter les conversations sur les lèvres des destinataires et rapporter toutes informations intéressantes à tes supérieurs. Tu ne risque pas de l’oublier, mais Bao se sent encore et toujours le besoin de te le rappeler quand tu as affaire à des hybrides. Comme si tu risquais sérieusement de te montrer moins attentif ou moins prudent face à ceux-ci.

Tu enfiles ton casque. Ce matin direction le Bronx. Tu as en effet une petite livraison pour les Déviants. Sans te montrer inconscient, il est vrai que ce genre de course te rends un peu trop enthousiaste.