- 2035, Novembre : Naissance de Caleb d'une mère hybride panthère : Sarai ; et de son maître : Yang-Shi Jing.
- 2037 : Naissance de Jang-Bai Jing, fils légitime de Yang-Shi Jing. Il est sourd. On le relaie à Sarai et Caleb.
- 2038-2051 : Enfance et Adolescence avec Yang-Bai, toujours dans la même maison.
- 2052, Novembre : Départ en formation de pré-vente.
- 2053, Février : Achat par Clair Belros, grand couturier de luxe, plus reconnu en Europe et en Asie de l'Ouest qu'aux Etats-Unis.
- 2054 : Mort de Yang-Shi Jing, Caleb n'en entend pas du tout parler. Début d'une formation de mannequinat par des professionnels en Europe.
- 2056, Décembre : En rentrant d'Europe, Clair et Caleb ont un accident de taxi entre l'aéroport et l'appartement de Clair. Clair en meurt (ou est achevé par un déviant, il ne posera jamais la question) ; Caleb est récupéré par les déviants qui étaient à l'origine de l'accident. Il perd connaissance pendant l'opération et ne la retrouve de manière stable que près d'une semaine plus tard : Sa puce lui a été retirée. Son monde s'écroule. Celui qui s'est occupé de lui, un déviant, décide de l'aider à trouver un sens à sa vie. Faute de mieux, il rejoint les déviants, avec toujours l'idée que certains hommes ne méritent pas de mourir...
- 2058 : Rencontre avec Minseo. Minseo lui rappelle qu'il avait un frère et qu'à cause de sa condition, il n'a pas été capable de prendre soin de lui ; et si reconnaissant de ce déviant qui l'a aidé à reprendre goût à la vie à sa propre libération, Caleb se jure d'aider Minseo autant que possible et de veiller sur lui aussi longtemps qu'il le pourra, comme il aurait du être capable de le faire pour Yang-Bai.
...

« Très bien, je vous remercie, vous me soulagez d’un poids. Il était temps que ça arrive. »
Caleb aidait au ménage cette après-midi là, il faisait les carreaux extérieurs et pouvait donc facilement tendre une oreille pour écouter la conversation. C’était devenu un réflexe. Pas qu’il tienne compte de ce qu’il entendait, mais ça lui permettait de discuter un peu avec Yang-Bai quand il rentrait du lycée. D’ailleurs il ne savait même pas de quoi Mr Jing et l’inconnu parlaient.
« Caleb. »
Le ton est univoque : “Viens ici tout de suite.” L’hybride se lève et, sans prendre le temps d’épousseter son pantalon trop petit, s’approche de son maître et de l’invité qu’il salue conformément à ce qu’on attend de lui avant de reculer d’un pas, se plaçant ainsi derrière le maître de maison.
« Dans ce cas, je le laisse entre vos mains. Faites-en ce que vous voulez, mon but est de le vendre au meilleur prix. » Sans comprendre ce qu’il faisait là, Caleb sourit à l’homme qui le regardait sans animosité flagrante.
Mr Jing le regarda du coin de l'œil avant de reculer lui-même d’un pas et de le pousser vers l’inconnu. Caleb se laissait faire, docile, mais ses yeux se chargeant d’inquiétude. Il savait qu’un jour il partirait en formation. C’était la règle. Mais Yang-Shi avait parlé de vente. Se pourrait-il qu’il ne revienne jamais à la maison ? La panique prit le pas sur son esprit, il tourna la tête dans une tentative d'apercevoir sa mère à la fenêtre. De l’apercevoir une dernière fois. Mais on l’attrapait déjà par le bras, on le tirait vers un véhicule. Des mots lui étaient prononcés sans qu’il ne les comprenne. Même dans la voiture, son regard embué était tourné vers la porte d’entrée. Il crut voir l’iconique tablier rose de sa mère, sa posture statique, comme si rien ne pouvait la rendre plus malheureuse que ce qu’elle n’était déjà. Ça fit chavirer le cœur de l’adolescent aussi vite que ses yeux qui noyèrent silencieusement ses joues.
Encore une fois, on lui laissait suffisamment d’espace pour qu’il pense, et encore une fois, il aurait préféré que ça n’arrive pas. Avoir dix-huit ans et espérer ne plus pouvoir penser, n’était-ce pas une triste manière d’appréhender l’avenir ?
Mais lui au moins avait le loisir de l’imaginer. Sa mère, elle n’essayait même plus.

On ne lui adressa pas la parole de tout le trajet. Il dut sortir de la voiture, marcher jusqu’à une salle remplie d’hybrides. On lui demanda de s’asseoir et de remplir la feuille devant lui. C’était un test ? On testait ses connaissances pour savoir quel retard d’éducation il avait. Aucun. L’examen était trop simple.
Il passa des tests médicaux. On vérifia ses os, ses muscles, ses capacités physiques. Après quelques jours, on revint le chercher : un homme qu’il avait déjà vu chez son père l’attendait dans une autre pièce. Il le fit déshabiller jusqu’aux sous-vêtements, et on regarda son corps en entier. Chaque parcelle de sa peau visible fut examinée, touchée. Pourquoi ? Caleb ne pouvait que se poser la question. Tout était fait en silence, comme s’ils voulaient lui faire croire qu’il était sourd. Mais il avait une meilleure idée qu’eux de ce qu’était la surdité.
« Comme je m’y attendais, Yang-Shi ne t’a jamais touché. » Sa phrase était affirmative, mais pourtant le ton employé était interrogateur, ce qui perturba Caleb qui fit un petit pas vers l’arrière. Qu’attendait-on de lui ? « N’ai pas peur, je n’ai pas l’intention de te faire de mal. C’était une question. Ton maître ne t’a jamais touché, n’est ce pas ? » Son contact tout à l’heure avait été gentil, il ne l’avait en aucun cas senti comme une agression, et sa voix était tout aussi délicate, comme s’il ne voulait pas le blesser. Pourtant Caleb se sentait piégé.
« Qu’est ce que vous voulez dire par “touché” ? » Evidemment qu’il l’avait touché, il l’avait plus d’une fois attrapé par la peau du cou pour l’enfermer dans un placard. Mais ce n’était sans doute pas la réponse que l’homme attendait.
« Il ne t’a jamais frappé, ou violenté. Ni même touché comme je sais qu’il a touché ta mère. » Caleb baisse les yeux vers ses orteils. Non. Bien sûr que non. A part quelques gifles méritées par un travail mal accompli, jamais quelqu’un ne lui avait fait de mal. « C’est bien. Tu es bien trop beau pour qu’on laisse quiconque te toucher, de toute manière. » L’homme initialement accroupi pour l'auscultation se relevait et se tournait vers le… docteur ? en charge de Caleb, après avoir accordé à l’hybride la permission de remettre ses vêtements. « Je vais le prendre. Je sais qu’il n’a pas fini sa formation ici mais ce que vous pourrez lui apprendre ne lui sera d’aucune utilité avec moi. Le prix de Yang-Shi Jing sera le mien. Dans 3 mois, cet hybride sera la 8ème merveille du monde. »

« Q-qui êtes-vous ? » Les larmes coulaient sur ses joues sans qu’il n’en ait même conscience. Les silhouettes qu’il ne faisait que discerner lui semblaient terrifiantes. Que se passe-t-il ? Il y a quelques minutes il était à l’arrière d’une limousine en direction du duplex de Clair, et voilà qu’il se retrouvait dans l’endroit le plus sale du monde, une douleur plus que vive tout le long de sa colonne vertébrale.
Il tremblait. Il tremblait de froid. Il était transi de peur. Il se sentait faible, nu. D’ailleurs il l’était presque, mais sa concentration était toute tournée vers ceux qui essayaient de s’approcher de lui. « Non- non n’approchez p- » sa fuite vers l’arrière se résulta en une chute qui lui fit perdre connaissance. Encore.

Quand on force une lumière vers ses pupilles trop sensibles, un couinement de douleur lui échappe. Des mains le maintenaient aux épaules. Il était adossé à un mur, et on ne voulait vraisemblablement pas qu’il en bouge. Les tâches de couleur s’effacaient petit à petit de son champ de vision, et bien que cette dernière restait floue de douleur, il porta son attention vers le visage froid mais souriant de celui qui scrutait chaque recoin de son visage. « Bah mec, t’es plus beau quand t’es réveillé. » C’est de l’humour ? Il ne le saisit pas, ça le fit paniquer un peu plus, mais chaque tentative de mouvement se soldait par une douleur horrible dans tout son corps. « Non non, bouge pas ! » Sa tête partit une seconde vers l’arrière, mais un picotement à la joue le ramène à la réalité. « Désolé, mais t’allais encore t’évanouir. Tu résistes pas du tout à la douleur toi, hein ? » Il était sonné. Par son mouvement, par la gifle qu’il venait de prendre, par tous ces mots qu’on lui adressait. « Ça va t'es avec moi là ? » L’homme semblait attendre une réponse. Mais il était trop faible pour lui en accorder ne serait-ce qu’un semblant. Sa respiration accéléra, il entendit vaguement une voix d’homme jurer alors que le monde entier se renversait avant de s’éteindre totalement.
« b- … eb- … à l’ade … » Hein ? « CALEB ! » La réalité se reconnecte avec violence. Il était assis sur une chaise, et ses yeux semblaient maintenant fonctionner correctement. L’homme devant lui n’avait rien à voir avec les gens qu’il avait l’habitude de côtoyer. Et cette douleur dans l’ensemble de son corps était insoutenable. Il grogna et leva la main pour prendre connaissance de sa souffrance. « Touche pas. » Sa tête tombe vers l’avant, vers une autre douleur aux côtes. On lui relève le menton. Il ne vit rien. « Tu dois avoir un milliard de questions. » Heu… non. « Te gène surtout pas pour les poser, ça fait 3 jours que tu dors non stop, moi j’ai du boulot, alors pose-les comme tu veux mais fais vite. » 3 jours ? Mais… avait-il perdu la mémoire ? La main qui tenait son menton s’écarta et sa tête tomba lourdement sur sa poitrine. Il gémit de douleur. « Arrête de te plaindre, t’as pas été amputé non plus, t’es pas une princesse. » Quoi ? Mais qu’est ce que ça veut dire ? Il regarda l’homme et ouvrit enfin la bouche pour parler. Sans succès. Il toussa, comme si ses poumons étaient encrassés. Et vu l’environnement dans lequel il vivait a priori depuis 3 jours, ça n’avait rien d’étonnant. Tousser lui faisait mal, il porta une main à son ventre et cracha ses tripes sous les soupirs de lassitude à peine dissimulés de l’étranger.
« Qui êtes-vous ? » Sa voix était rauque, il ne la reconnaissait pas. Mais l’autre répondit, comme si tout était normal, qu’il faisait partie des Déviants. « Des quoi ? » Les déviants. … Dé-viants. Il faut vraiment avoir vécu dans une grotte pour ne pas avoir entendu parler d’eux. Un groupe de libération des hybrides. « Et pourquoi je suis là ? Pourquoi je suis pas avec Clair ? » Clair ? « On rentrait de voyage, on allait juste à la maison et… l’accident. »
Caleb relève la tête, comprenant enfin la situation. Un sourire se dessinait lentement sur le visage de l’homme adossé au mur en face de lui, les bras croisés, comme si enfin Caleb avait le comportement auquel il s’était attendu.
Le mannequin se décomposait. Son regard cherchait un point de repère alors que sa poitrine se soulevait au rythme accélérant de son cœur. S’il était là, si Clair n’y était pas, s’il y avait eu un accident, si l’enfoiré en face de lui était l’un des terroristes dont ils avaient quelques fois parlé qui libéraient les hybrides sans leur demander leur avis alors-
« Il est mort, c’est ça ? » Sa voix tremble. Mais la réponse est positive, et rendue avec un détachement qui l’aurait fait hurler s’il avait pu ne serait-ce qu’inspirer à fond. Son monde s’écroulait. La pièce tournait encore autour de lui, des hauts le cœur soulevaient ses côtes, mais rien ne sortait de son estomac. Depuis combien de temps n’avait-t-il pas mangé ? Il devait être si maigre… Mais ça n’avait plus d’importance, n’est-ce pas ? Sous ses yeux, sur le sol poussiéreux se dessinèrent de petits cercles foncés.

« Oh lààà, j’ai déjà vu des hybrides pleurer de joie quand on les libéraient, mais eux au moins ils disaient merci. Ca fait une semaine que je te donne à boire toutes les 4 heures, un peu de reconnaissance ça ferait pas de mal- »
Mais Caleb était debout. Vacillant, mais debout. Il lui faisait face et un petit grognement félin s'échappait de son corps en avertissement. Son expression était tordue de douleur -ou de désespoir, lui-même n’arrivait plus à les différencier. Clair était mort. Alors pourquoi était-il lui-même toujours en vie ? Son nez était retroussé et tous ses traits tendus alors même qu’une tristesse infinie se lisait dans ses yeux. « Pourquoi vous avez fait ça ? » Il ne parlait pas correctement. Trop d'émotions après avoir vécu si longtemps en les anéantissant. « Pourquoi ?? » Si sa main droite était pressée contre la plaie bandée sur ses côtes, l’autre vint s’enfoncer dans le mur à quelques centimètres du visage de l’homme, dans une tentative désespérée de se libérer de cette sensation horrible, de se défaire de ce qu’il n’arrivait pas à identifier. Mais la douleur que son action lui causa lui fit perdre l’équilibre. Il enrage alors, attrape les épaules de l’homme et les serre de ses maigres forces. « Pourquoi… » C’était une supplique. Une partie de lui espérait que l’homme mette fin à cette plaisanterie macabre.
Toutes ses forces l’abandonnaient. L’homme le sentit sans doute, le rattrapa maladroitement et l’assit de nouveau sur sa chaise. Sa tête partit vers l’arrière, comme celle d’une poupée qu’on range violemment.
« Bon, maintenant que t’as compris que c’est la réalité… » Il s’agenouilla devant lui et posa ses mains sur les cuisses de Caleb, comme s’il s'apprêtait à lui annoncer le décès d’un proche. Quelle ironie… « Je ne sais pas qui est Clair, mais tu dois savoir que ton maître est mort aussi. » Bordel. Un sanglot secoue violemment son abdomen, le faisant vibrer de douleur. « Tu es libre, Caleb ! » L’apaisement dans la voix lui fit relever des yeux interrogateurs vers celui qui s’apparentait à son “sauveur”. Comment ça “libre” ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? « Tu peux faire ce que tu veux !! » Mais la seule chose pour laquelle il était bon, c’était le mannequinat. La seule chose qu’il connaissait. Et d’ailleurs il n’avait pas envie d’arrêter.
« On t’a même enlevé ta puce ! » Son cœur rate un battement. Ses yeux se bloquent dans ceux de l’autre. Son visage devient froid. On lui avait enlevé sa puce ? Pourquoi ? Comment ? C’est pour ça qu’il avait mal ? Une colère souleva sa poitrine un instant, mais elle se transforma en désespoir et se traduisit par un long râle grave. Qu’est ce qu’il allait faire ? Il était un hors-la-loi ? Il allait devoir vivre seul ? Vivre ? Ses yeux se fermèrent dans la douleur que cette sensation horrible qui prenait possession de tout son corps lui infligeait, comme si tous ses membres avaient voulu se contracter en un tout petit cœur inerte. « Tu es totalement libre ! » Il y eut un blanc, l’homme ne comprenait pas pourquoi il réagissait de telle sorte, pourquoi ses yeux se chargaient de larmes contradictoires. Il lui annonçait ce qui aurait dû être la raison de son bonheur, alors pourquoi sentait-il chez Caleb une détresse plus lourde que lui ?
« Pourquoi vous avez fait ça ? » Désespoir. « J-je fais quoi, maintenant ?? » Panique. « J-je… Je vais où ? » Solitude. « pourquoi… » L’effort le fit vaciller vers l’avant. Sa tête rencontra une épaule. L’homme posa ses bras autour de la silhouette fragile de Caleb, le réconforta comme il pouvait, jusqu’à ce que les yeux de la panthère se ferment et que son souffle soit silencieux. Encore.