Quand je suis tout seul, je reste calme et je n'aime pas qu'on me dérange. Bien évidemment cela dépend de qui est mon interlocuteur, j'ai tendance à me sentir plus ouvert lorsque je suis en présence d'autres hybrides, puisque j'estime que nous sommes dans le même bateau en fin de compte. J'ai été dressé pour être obéissant et loyal envers ceux qui m'aiment ou prennent soin de moi, par contre je ne mâche pas mes mots et cela m'a valu d'être réprimandé à plusieurs reprises.

J'apprécie rêvasser, la tête dans les nuages me permet de me couper de la réalité plus compliquée qu'est la vie quotidienne actuelle, ça me permet même de ne pas réagir aux événements externes à ma vie. Enfin, là encore ça dépend. Si je vois un camarade hybride en difficulté je serais plus enclin à lui apporter mon soutiens que s'il s'agissait d'un humain. J'aime pas vraiment les humains, mais ils ne sont pas tous mauvais.

Comme j'ai été acheté par mon précédent maître pour du divertissement, je suis devenu très bon dans l'art du cirque et du rire, c'est comme mettre un masque, enfiler une tenue de travail et devenir quelqu'un d'autre. D'ailleurs j'aime bien me maquiller comme un clown des fois, c'est amusant et je me sens devenir une autre personne.
Ces derniers temps, depuis que je me suis fait mordre, je me sens un peu plus pâteux et mollasson, il m'arrive d'oublier certaines choses aussi. Je perd le sommeil plus que d'habitude, rêvasser est devenu mon échappatoire le plus rapide et le plus présent.

Je ne me suis pas toujours prénommé Neptune, et je n'ai pas toujours été hybride. A ma naissance le trois mars 2040 à New York, mes parents humains m'ont donné un autre prénom que j'ai déjà oublié. Ils étaient pauvres mais ça ne les empêchaient pas d'être avares pour autant. J'ai grandi à Chinatown entouré de quelques frères et sœurs, celles et ceux qui ont échappé aux "fausses couches" de ma mère. A cette époque je ne m'en doutais pas, mais ma mère revendait les bébés pour se faire de l'argent, elle avait en quelques sortes approuvé avec mon père de devenir ce que j'appelle "une ferme à nourrissons".

Avec mes adelphes restants on devait s'occuper de la maison car notre mère était trop occupée à être pleine et mon père… à faire on ne sait quoi d'autre que de boire. Il me semble que ça a duré jusqu'à mes quatorze ans, je faisais en sorte de faire le maximum pour que mes adelphes puissent se reposer et conserver leurs forces puisqu'en plus d'être devenus des boniches, on ne mangeait que les restes que nos géniteurs daignaient nous laisser. Il arrivait aussi que notre père se montrait abusif envers mes petits frères, ce que je ne tolère toujours pas à ce jour, alors je lui tenait tête quitte à me faire malmener à mon tour. Au final, ils ont jugé que j'étais un trop gros problème à gérer et ils m'ont revendu à une société, un laboratoire, Chroma.

Je vous avoue que, sur le moment, ça a été une libération. Bien sûr je m'inquiétais toujours de mes adelphes laissés derrière, mais je n'avais plus à subir les tâches ingrates, les coups, les insultes. D'autant plus, j'ai eu droit à une meilleure éducation une fois là-bas ! J'ai appris à lire et à écrire correctement, entre quelques injections d'un produit que je ne connaissais pas.
Au bout de quelques mois j'ai commencé à développer des traits spécifiques : des glandes sudoripares se sont formées dans mon cou et mes poignets, sécrétant une substance irritante pour les autres qui la touche. Mes doigts sont devenus palmés jusqu'aux premières phalanges, me donnant un léger atout lorsque je nage, ma langue s'est allongée et est devenue plus collante. Le dernier trait à s'être manifesté était plus étrange que les autres.
A ce stade j'avais déjà compris que je devenais une sorte d'hybridation entre un humain et une espèce de grenouille, mais mon torse et mon ventre ont commencé à perdre de leur teinte et à devenir plus translucide. On voyait bien plus clairement mes os mais surtout mes organes.

J'ai accepté (sans avoir le choix de toute façon) de laisser les scientifiques constater les évolutions de mon hybridation, même si le dernier point me rendait plus mal à l'aise qu'autre chose. Voir son propre cœur battre ça fait bizarre, et pouvoir suivre le processus de digestion aussi. Je passe les détails sur la fin du dit processus.

A mes dix-huit ans, les scientifiques ont estimé que j'avais terminé mon hybridation alors ils m'ont pucé et m'ont mit sur le marché. C'est là où j'ai commencé à me poser des questions sur l'éthique de ces pratiques, mais au fond je me disais que je pouvais sûrement tomber sur meilleur que mon ancienne famille, je tentais de rester positif. Il ne m'a pas fallu longtemps pour me faire adopter par un homme d'âge mûr, aux abords plutôt sympathiques. J'ai fini dans une sorte de terrarium, c'était confortable, je servais plus de décoration et de divertissement pour lui qu'autre chose mais au moins j'avais une maison, un endroit humide et calme où dormir. En voyant l'attitude plus avenante de l'humain j'ai fini par faire tomber le masque petit à petit et je me suis ouvert à lui.

Mes sourires autrefois réservés à mes adelphes devenaient le quotidien, je m'adonnais aux tâches ménagères en cas de besoin bien qu'il avait un autre hybride qui s'en chargeait. J'avais plus l'impression de faire partie d'une petite famille que d'être un animal de compagnie, ça changeait, ça faisait du bien.

Un jour, le maître a invité l'un de ses amis, accompagné d'un hybride que je n'avais jamais vu avant. Afin de pouvoir discuter tranquillement, le maître m'a chargé de tenir compagnie à l'hybride dans mon terrarium. C'est ce que j'ai fait, j'ai amené l'hybride avec moi en lui indiquant de me suivre, essayant d'entamer une discussion avec lui car je savais que briser la glace était le meilleur moyen de faire passer le temps plus vite. Mais une fois dans le terrarium, je l'ai à peine approché qu'il m'a mordu sévèrement l'avant-bras, entamant la chair.
J'ai crié. Le maître et son ami sont arrivés pour nous séparer, il a intimé à son ami de déguerpir sous peine de représailles avant de me confier à l'hybride ménager pour me faire soigner. J'ai fais passer ça pour un simple malentendu, ne pesant pas à ce moment-là le risque que cela a engendré, alors le maître ne m'a pas emmené voir le vétérinaire. Pourtant il aurait dû.
Au fil des jours j'ai commencé à me sentir moins énergique, plus reclus dans mon terrarium, ne sortant que sur demande de mon maître. Je voyais bien que cela ne convenait pas à mon maître, il a essayé de me faire parler mais je restais réticent à la parole et j'essayais juste de faire mon travail de divertissement.

Au final, je pense que le maître s'est délaissé de ma compagnie, puisqu'à peine un mois après ma morsure j'ai fini de nouveau sur le marché. Pas le marché comme le premier d'où je viens, ChromaShop, plutôt quelque chose entre particuliers, sûrement pour éviter les coûts potentiels. A ce moment-là je me suis demandé : "Qui voudrait d'une grenouille quasi muette et dépressive ?", sans compter mes pertes de mémoires et mon insomnie. En cet instant même je suis perdu dans mes pensées, je me demande qui va m'adopter. J'aimais bien mon ancien maitre, moi, il était gentil. Il va me manquer. Demain un potentiel nouveau maître va venir nous rendre visite. J'appréhende.