Quelle est la part d'inné, quelle est la part d'acquis ? Cette question s'applique à chacun, mais parfois elle t'obsède. Qui étais-tu, avant la naissance de cette sœur à laquelle on t'a par la suite tant comparée ? Tu étais trop jeune pour le savoir, pour que quiconque le sache. Mais depuis, tu t'es en partie construite via le prisme déformant de la comparaison. En mieux, ou en pire ? Impossible à dire. Et bien souvent, tu t'interroges. Ta maturité, ta responsabilité, est-ce qu'elles viennent de toi ? Ou de cette charge de protectrice que tu as endossée ? Ton cynisme vient sans doute en grande partie de ton histoire, et de toutes les déceptions subies, de tout ces coups que le destin t'a donné. New York est hostile, tes origines mapuches dont tu étais si fière ne sont rien, et tout les rêves deviennent cendres. Au moins t'est-il propre, et tu le cultives. C'est une parfaite façade pour dissimuler ta profonde vulnérabilité, un besoin d'être aimée, d'être vue pour toi, pour qui tu es, et non comme la grande sœur responsable de cette si jolie Mercedes.

Tu n'es pas joyeuse. Impossible de l'être autant que ton rayon de soleil de soeur, alors tu ne l'es plus du tout. Tu as trop été blessée pour cela. Pourtant tu sais rire, et tu pourrais apprendre à t'ouvrir. Mais sans même s'en apercevoir, ton entourage t'a enfermée dans ta coquille. "Maria Soledad est une enfant facile, intelligente, mais Mercedes..." Ce "mais Mercedes" qui suit tout les compliments qu'on t'a fait t'a empoisonné la vie. Tu doutes en permanence, de tout. De toi tout d'abord, mais aussi des autres.  Tu es jalouse, méfiante, et ta situation t'a rendue sauvage, farouche. Car tu es une proie dans cette ville. Tu le sais. Alors tu te grimes. Toi qui aimes le maquillage, la mode, tu t'en sers pour te déguiser. C'est finalement le même savoir qui féminise un visage ou le virilise. Tu fais tout pour qu'on voit en toi un adolescent. Cela te protège. On harcèle beaucoup moins un jeune délinquent latino, mineur, qu'une jeune clandestine. Et tu caches tes larmes d'épuisement, de douleur et d'angoisse.

Tu pourrais laisser tomber, repartir dans ton pays. Mais tu es déterminée. Tu restes, pour un espoir et une responsabilité. L'espoir de retrouver tes parents. Dès le début de votre long voyage, vous avez convenu d'un point de rendez-vous si vous deviez être séparés. Au pied de la Statue de la Liberté. C'était avant de savoir qu'elle était sur une fichue île, évidemment. Mais depuis, tu te rends tout les jours sur l'embarcadère du ferry. Dans l'espoir d'y trouver les membres manquants de ta famille. Même si tout les jours, cet espoir est déçu, même si chaque instant te prouve à quel point votre rêve était illusoire, tu viens. Ne plus venir serait renoncer, et tu ne renonces jamais. Tu n'en as pas le luxe.

Car tu as aussi ta responsabilité. Ce poids que tu as porté toute ta vie, tu le portes encore. Mercedes. La seule que tu n'as pas perdue. Et si elle t'énerve, si tu rêves parfois d'une vie sans elle, tu refuses de l'abandonner. Tu l'aimes. De tout ton cœur farouche, et même si le dire t'arrache la bouche. C'est ta petite soeur, un trésor à préserver, même si ça te donne le rôle du dragon. Tu refuses de la laisser être la proie de cette ville cannibale. Alors oui, tu es méchante, tu l'empêches de sortir seule, tu l'enfermes à clé. Tu es probablement abusive, et parfois violente. Mais tu préfères la rudoyer, sans la blesser, en la laissant passer ses nerfs sur toi. Tout plutôt que de la trouver dans la rue, poupée de porcelaine brisée.
Pour toi, tu acceptes de tout subir. Les insultes, les bagarres, les angoisses. Pour qu'elle demeure une princesse.

Mais tu vis dans la peur. Peur qu'on découvre que tu es une femme. Peur que les flics réalisent un jour que tu es majeure. Qu'on t'enferme ou qu'on t'expulse. Ou pire, maintenant que tu commences à connaître cette ville. Car alors Mercedes serait seule. Alors, tu mets ton astuce, ton agilité d'esprit, ta hargne à survivre, à trouver des solutions temporaire. En rêvant qu'une main se tende vers toi. Sans être sûre que tu ne cracheras pas dedans. Que tu ne mordras pas, par méfiance.

Dates clés:

Tu es née au Chili au début du mois de décembre 2043, au sein d'une famille d'agriculteurs. Des gens simples, sans autre fortune que leur terre, heureux ainsi. Des mapuches, descendants des tribus autochtones qui luttèrent pour leur liberté, fiers de leur sang. Tu n'étais pas l'aînée, mais tu es la première fille de ta nombreuse fratrie. Hormis cela, tu n'avais rien d'extraordinaire, tu étais une enfant "facile" et souriante. L'enfant prodige est née deux ans et demi après toi.

Mercedes.

Là où ton nom signifie Solitude, le sien est celui d'un produit de luxe... Là où tu étais "jolie", elle était magnifique. Là où tu étais souriante, elle était "rayonnante". Là où tu étais timide, elle était "charismatique". Là où tu étais gentille, elle était "sainte". Ton entourage n'avait pas conscience de cette comparaison permanente que tu subissais. Que tes autres sœurs subirent aussi. Ils t'aimaient sincèrement, profondément, et tout autant que ta sœur. Même si tu n'étais pas comme ta sœur. Mais tu as grandi ainsi, sous le faisceau de ce prisme qui t'a modelée. Tu t'es repliée sur toi-même, consciente de ne pas être à la hauteur. Tu t'es renfermée.

Tu as connu un répit, et un épanouissement, durant l'adolescence. Cette période peut se montrer ingrate, mais elle t'a épargnée. Peu de boutons, une croissance harmonieuse. Mercedes pour sa part connut des moments difficiles. Tu as eu conscience d'être jolie, pendant de trop courtes années. Tu as appris à t'habiller, à te maquiller. Tu es devenue féminine, tu as flirté. Et puis le temps à passer, et de cette période vilain canard, Mercedes est sortie en cygne. Voir même en phénix. Et tu t'es effacée à nouveau.

Tu as connu le bonheur tout de même. Tu t'es découvert une passion et un talent pour la mécanique. Si quelque chose a un moteur, tu peux le réparer. Même lorsque ça semble impossible. Tu as commencé par bricoler le tracteur familial avec ton grand-père. Après quelques années, tu es devenue la technicienne de la famille. Tes études ont pris cette direction. Rien de très intellectuel. (Tu es "futée et débrouillarde", Mercedes est "intelligente".) Mais tu t'es plu dans cette branche, et tu as obtenu un premier diplôme, t'ouvrant la voie d'autres, et tu t'es mise à rêver d'école d'ingénieur. La vie en a décidé autrement.

Alors que tu avais seize ans, les magouilles financières de gros propriétaires vous ont fait exproprier. L'état a décidé que les terres de votre famille, la maison qui avait vu grandir tant de générations de Rojas, n'étaient plus à vous. Cette terre que vos ancêtres avaient conservé face aux colons espagnols, la loi et la réforme vous en chassaient. Vous avez dû partir.

Vous êtes allé à Santiago, la capitale, dans l'espoir que ton père y trouve du travail.  C'est là que tu as croisé tes premiers hybrides, dans les quartiers plus luxueux. Tu n'avais pas su alors quoi en penser, et tu avais d'autres préoccupations. La vie était chère, les emplois rares, dangereux ou mal payés. Les rues peu sûres. Tes parents se mirent à rêver des Etats-Unis. Vous aviez appris l'anglais à l'école. Mercedes chantait bien. Broadway... Ce nom revenait souvent dans sa jolie bouche.

L'agression fut le déclencheur. Mercedes et toi reveniez du marché avec des provisions. Des hommes vous ont remarquées. Surtout elle, bien sûr. Lorsqu'elle marchait, on aurait dit qu'elle avait un projecteur invisible qui la mettait en valeur. Elle avait seize ans. Ces hommes ne l'ont pas touchée, ni toi non plus. Mais lorsque vous êtes rentrées, elle était en larmes, bouleversée. Toi, tu saignais du nez, tu avais une lèvre fendue et un œil poché.

Quelques semaines plus tard, vos principales possessions sur le dos, vous avez quitté la ville dans un autocar. C'était le début d'un voyage long et difficile, où toutes vos économies ont fondues. Vous n'aviez pas de visa, alors il fallait payer. Des passeurs, des gardes-frontières, des guides. Pour progresser, toujours plus au nord, vers le rêve. Ce rêve, il vous fallait y croire, croire que tu ouvrirai ton garage, que Mercedes deviendrait une star de Broadway. C'était votre seule lueur. Ça, et la famille. Ensemble, vous pouviez tout affronter.

Puis vous avez été séparés.

Vous étiez tout proches, pourtant. Vous traversiez le Mexique, dans le silence et l'angoisse. Convoi nocturne tâchant d'échapper aux gardes, de traverser ce pays si dangereux et sécurisé. Entassés avec d'autres dans de vieux camions, contraint au silence par des gardes armés. Ces passeurs avaient pris tout ce qui vous restez. Tes sœurs et toi vous grimiez en garçons, vous enlaidissiez, sans quoi ils auraient pu vous vouloir en payement. Le prix du Mexique selon eux. Pour les pots de vin, les droits de passage. Tu ne sais que ce qui s'est passé. Est-ce que les pattes n'avaient pas été assez graissées ? Une attaque d'hybrides sauvages ? Un groupe rival ? Tu n'en as aucune idée.
Des coups de feu dans la nuit. Les camions qui quittent la route, plongent dans les fossés. Des cris, peur, douleur. Une fuite éperdue à travers les ténèbres. Toute la nuit ne fut que course, chaos, angoisse. Lorsque le soleil s'est levé, il n'y avait plus que Mercedes à tes côtés. Tu n'avais pas lâché sa main. Mais tout les autres, ta fratrie, tes parents... Introuvables. Et vous ne pouviez les chercher longtemps. Trop risqué. "Rendez-vous au pied de la Statue de la Liberté." Il fallait continuer.

Ce n'était pas facile à dire, ce fut encore plus dur à faire. Vous avez failli mourir cent fois cet hiver-là. De froid, de faim, de toutes ces petites blessures qui deviennent graves lorsqu'on n'a pas de désinfectant, d'épuisement. Mais vous étiez ensemble, vous vous êtes soutenues. Vous étiez des mapuches, ce peuple qui ne plie pas ! Au printemps, vous avez atteint New-York. Pour découvrir que vous n'y étiez rien, personne. Broadway est inaccessible, la Statue de la Liberté est sur une fichue île. Vous n'avez plus un sou en poche, alors vous vous êtes installée dans un appartement inoccupé. Dans le Bronx. Le territoire des Deviants. Tu interdis à Mercedes d'en sortir sans toi, tu lui as ménagé des sorties de secours néanmoins. Tu travailles pour un vieil homme qui tient une petite affaire touristique : des survols de la ville en montgolfière. Ça te permet de gagner un peu d'argent. Le vieil homme t'appelle Pablo, mais tu es sûre qu'il sait que tu es une fille. Mais il joue le jeu. Tu répares ses machines, et parfois tu peux monter dans la montgolfière. Il t'apprend à manipuler ces immenses ballons. Tu le soupçonnes d'espérer que tu restes avec lui. L'espoir est dangereux. Tu es une proie. Pour la police bien sûr. Mais tu as découvert de plus grands dangers autour de toi. La mafia, Chroma, les Deviants, le marché noir. Tu louvoies, mais il faudra que tu trouves un camp. Ou la vie choisira pour toi.