Un corps qui chute dans un dernier souffle, un autre étouffé par une main puissante et rapidement évanoui. Puis le silence qui revient sur le port, à l’image d’un orage venant d’éclater l’espace d’un instant. Ce silence ne dura pas. Le haut-parleur du talkie-walkie cracha une voix enragée et menaçante. Thérèsa laissait aller son humeur massacrante après le coup d’éclat tonitruant. Pourtant elle n’avait pas tort, à présent chaque seconde était comptée.
Malgré les oreilles encore sifflantes et aidée d’une bonne dose d’adrénaline je me relevai, poussai Alex sur le côté sans prendre le temps de le faire avec douceur, et arrivai à genoux devant l’homme abattu. Une soudaine envie de vomir me prit alors que devant mes yeux cet inconnu était étalé de tout son long sur le sol, un trou béant au milieu du dos, du sang partout et quelques … ce sont des organes ? Oh bordel je vais vraiment vomir.

Une profonde inspiration fut nécessaire, et tout en gardant les yeux trop haut pour voir le cadavre, je me saisi de sa manche pour en sortir son bras atrocement mou.

« Loden ! Déshabille le tien et affile sa tenue, tu vas devoir te faire passer pour lui. Alex ! Grouille on n’a pas le temps, tu vas faire pareil et enfiler ça. C’est dégueu mais fallait pas lui tirer dessus hein … » Expliquai-je tout en retirant la veste du défunt. « On va jouer à une comédie. Loden, viens-là tu vas plutôt enfiler sa tenue à lui. Il est mort et toi tu ne parles pas, c’est parfait. Alex, l’autre. On va bazarder ce pauvre homme dans l’océan et profiter de tout ce sang pour prétendre que vous vous êtes fait attaquer mais tout va bien, vous avez éliminé les assaillants. Loden tu as été blessé et tu douilles terriblement, c’est pour ça que tu ne parles pas. Alex devra faire l’échange. » C’était le tour du pantalon et c’était encore plus affreux à manipuler sur un corps tout flasque. « Twinky et moi seront avec Thérèsa en nous assurant que l’autre gusse ne se réveille pas. Et si ça dérape on interviendra. »

Je pris le pistolet du mort maintenant qu’il était en caleçon, et le rangea là où se trouvait le précédent maintenant dans les mains d’Alex. Cependant je n’étais pas assez forte pour à la fois tirer le cadavre jusqu’au quai, et retenir mes envies de vomir.

« Loden tu peux ? Ah bordel c’est ignoble … Et plus qu’à espérer que le scientifique ne tique pas trop de voir deux hybrides à la place de deux humains. Il va falloir improviser les garçons. »

Puis m’éloignant enfin de ce mort je fis signe à Twinky de s’approcher et ensemble de transporter l’inconscient pratiquement nu jusqu’au coffre de la voiture. C’est qu’il pesait son poids l’animal !

« Tu as quelque chose pour le garder dans les vapes ? Sinon tu dois bien connaitre des techniques pour qu’il ne se réveille pas, nan ? Des points de pression ou que sait-je … du moment qu’il reste vivant. »

Une âme fauchée ; le corps qui s’affaisse dans un bruit lourd emporté par l’agitation de la mer et le sifflement du vent ; encore une fois, la faucheuse avait frappé. Il avait, vaguement, entendu le cri d’Ash bien que celui-ci fut obstrué par la détonation. Une ribambelle d’émotions contradictoires oppressa son aorte, il voulut se retourner, se confondre en excuse, dévoiler l’entière vérité sur ses actions, mais son humaine le bouscula pour se précipiter près du cadavre. Immuable, les bras ballants, il l’observa se rapprocher peu à peu en imaginant le goût métallique du sang qui emplirait jusqu’à son palais, son odeur agressant chaque tissu de son odorat, l’hémoglobine s’incrustant dans le sol nu des quais. Trottinant, il finit par les rejoindre, fasciné par l’implication de sa compagne qui dictait les ordres tout en dépouillant un cadavre. Il déglutit.

Ses pupilles s’écarquillèrent quand il entendit le nouveau plan qui se mettait en place, tout comme l’allusion lancée à son égard. Nonobstant cette culpabilité nouvelle et froissante, il prit soin de déshabiller l’homme aux traits asiatiques sans une once d’émotion trahissant son regard. Ses pupilles étaient mornes, sans lueur, habituées aux horreurs nécessaires de leur société. Il revêtit le costume trois pièces, noua la cravate, ceci, sans retirer sa cagoule. Les deux membres d’Unity s’éloignaient d’ores et déjà avec la masse inconsciente quand la masse inerte sombra dans les abysses marines, éclaboussant la bordure des quais.

Une fois Loden de retour, il vint se masser nerveusement la nuque : « Je ne suis pas doué pour causer et… j’ai des oreilles énormes. J’peux pas les cacher donc je dois garder la cagoule et s’ils me demandent de l’enlever… On va être dans la merde. Sérieusement. » Il glissa son pistolet à l’arrière de son pantalon, la veste recouvrant celui-ci ainsi que la protubérance soulevée par son appendice caudal et jeta ses propres fringues à la mer pour ne laisser aucune trace. Brusquement, son cœur se mit à palpiter comme s’il cherchait à s’extraire de sa poitrine pour échapper à l’anxiété abusive. Le plan semblait bancal et les risques trop importants.

Nous sommes baisés. Profondément baisés, ancrés sous cette merde de détails absurdes qui souillent ce tableau incongru. Les mains jointes dans le dos, Alex marchait de droite à gauche, cherchant à échapper à ses pensées pessimistes qui serpentaient dans son esprit vicié. Finalement, le ronronnement d’un moteur résonnant entre les larges murs des ruelles alentours sonna le glas de la torture. Il n’avait plus le temps de se perdre dans des élucubrations futiles. Il se tint droit, la poitrine gonflée, chaque muscle de son corps bandé alors que du dos des doigts, il caressait l’arme glissé dans son pantalon. Les phares illuminèrent les deux silhouettes avant de se fixer sur les quais déserts. Le scientifique s’extirpa de la berline et la seule vision de la blouse virevoltante sous l’haleine iodée de la mer suffit à soulever un frisson qui parcourut son échine. Des blouses blanches, il en avait croisé, recroisé, alors même qu’il n’était qu’un fœtus ou un gamin perdu. Quand leur interlocuteur lui fit part de ses excuses, il notifia immédiatement le ton nerveux : il était sans doute intimidé par la supériorité hiérarchique supposée du Zhang. « Je vois » répondit froidement l’hybride qui le toisait de ses pupilles ternes, épousant le rôle d’un homme supposément craint.

Quand la mallette s’ouvrit, dévoilant d’innombrables puces usées, il ne put se retenir de pincer les lèvres. Il aurait apprécié découvrir des échantillons de vaccin, des flasques, des tubes, des aiguilles… Il ne laissait guère plus la place à la déception sur son visage de marbre. La question le prit par surprise, mais son calme persistait. Discrètement, il tâtât les poches de son pantalon, puis de sa veste, cherchant les potentielles clés de la voiture, mais elles devaient être dans les poches du costume du garde du corps qui devait, certainement, servir de chauffeur. Il ne put, cependant, répondre que le scientifique s’éloignait infiniment en hochant la tête. Ses poings, dans ses poches, se serrèrent, plissant son costume alors qu’une nouvelle question frappait. « Quand vous étiez coincés dans les, supposés, embouteillages, nous avons subis l’assaut de deux déviants qu’il nous a fallu neutraliser. Désolé pour vos expériences, mais les cadavres nourrissent les poissons maintenant répliqua-t-il avec ce ton hautain propre au caractère du personnage qu’il supposait. Il a un peu de mal à causer car il est blessé et aussi car je lui ai appris à ne pas causer quand il ne faut pas. »

D’un pas nonchalant, il se retourna avant d’ajouter : « Le fric est dans la voiture, si vous voulez bien me suivre. » Il se déplaçait posément alors que son aorte pompait plus d’hémoglobine que nécessaire, s’agitant jusqu’à entraîner ses nerfs dans ce tempo infernal qui résonnait à ses oreilles, mais personne ne peut l’entendre, se répétait-il. « Et qu’est-ce que ces puces ont de défectueux que celle de mon hybride n’a pas ? Quels éléments ajoutés ne fonctionnent pas ? » interrogea-t-il. Avec apathie, il s’arrêta devant le véhicule, se retournant vers son homologue déviant en lui tendant la main : « Les clés. » La voiture était, peut-être, ouverte, déjà, mais il cherchait à acheter du temps comme des réponses.

Rien hélas, il faudra donc s’assurer physiquement qu’il reste assoupi. Bon je parlais déjà comme une mafieuse c’est terrible. A ce rythme bientôt je serais Don Ashley, el patron de la ciudad. Avec l’accent espagnol s’il vous plait.
Bref. Rapidement l’homme se retrouva aussi dépouillé que ses collègues, ligoté et même bâillonné avec la cagoule de Loden, puis jeté sur la banquette arrière. Je levai un pouce à l’attention de toute l’équipe puis Twinky et moi nous mîmes à l’abri. Une voiture arrivait, les phares éblouissants le petit espace prévu pour le rendez-vous. Un homme sortit à l’arrière, lunettes sur le nez, blouse blanche et une mallette à la main. Les vaccins !
Je tendis l’oreille depuis ma cachette, tentant de ne louper aucune miette de la conversation qui commençait à avoir lieu. Le champ des vagues et du vent se faufilant entre les conteneurs n’aident pas le moins du monde. Il aurait fallu être plus proche pour tout saisir, au risque de se faire repérer.
Il y avait quelque chose dans cette mallette qu’il ouvrit à Alex. Et cela n’avait pas l’air d’être des vaccins. Ensuite cela parlait des traces de sang, mer permettant d’admirer le don d’improvisation de mon amour. Cette nouvelle facette de lui était très intrigante, bien qu’un peu effrayante aussi. Il maniait les outils de mort avec tant d’aisance, de calme et de précision que j’en venais à me demander ce qu’il me cachait d’autre.
Le groupe des mâles annonça se déplacer jusqu’à notre voiture, notre planque à nous. Une idée me vint alors. Une rapide recherche dans mes poches j’en ressorti un petit couteau-suisse me servant à la base pour m’aider à ouvrir la très – trop – vielle porte de mon appartement, la clé ne suffisant pas et pire encore en cas de pluie.

« Twinky, je vais aller leur crever les pneus. Ils ne pourront plus nous échapper ensuite. Va te cacher ailleurs sauf si tu as une lame sur toi. »

Accroupie le plus possible je me faufilai d’ombres en ombres, profitant de la puissance des phares dans un sens pour d’autant plus passer inaperçue dans l’autre. Après Don Ashley voici Ninja Ashley !
Derrière moi Alex et Loden ouvrait le coffre, une chance qu’on n’est pas mis le mafieux dedans.
Arrivée à l’arrière de la grosse berline du scientifique je pris grand soin de rester hors du champ de vision des rétroviseurs, quitte à m’accroupir et salir définitivement mes vêtements. Et de là, deux gros coups en pointe dans les roues arrière, provoquant immédiatement une violente fuite d’air. Courage fuyons !
Aussi vite que possible je disparue dans le dédale des conteneurs au cas où poursuivants il y aurait.

En tout cas dans ma tête ça avait l’air bien, sur le papier aussi, se faufiler puis connaitre son méfait et disparaitre tel un ninja. Mais la réalité avait hélas tendance à nous rattraper car ma fuite fut entravée et ralentie par une soudaine et violente douleur au ventre. Je parvins tout de même à me glisser derrière un conteneur, les dents serrées et la respiration haletante. Le bébé, bordel ça faisait mal. J’avais visiblement trop abusée dans toutes ces acrobaties. Oh bon sang, un coup de poignard aurait certainement fait moins mal …

Les yeux clos et tous mes sens concentrés sur mon ventre je n’avais plus aucune idée de ce qu’il se passait durant l’échange. Je n’étais même pas au courant que j’avais été repérée et que soudainement tout venait de s’accélérer. Non au lieu de cela je tentais de respirer profondément, de me détendre, de prendre des longues inspirations puis des lentes expirations. Qu’importe qui pouvait débarquer à cet instant, j’étais totalement sans défense, exclusivement occupée à calmer les plaintes de ma progéniture.

Et doucement, tout doucement à l’image d’une crampe qui se détente enfin, la douleur redevenait chaque seconde un peu plus supportable, remplaçant une sensation plus que désagréable par une autre, l’envie de faire pipi.

« Plus jamais, » murmurai-je dans ma tête, « plus jamais je ne recommencerais, pardonne-moi mon tout petit. »

Pendant ce temps du côté des garçons et de Twinky contre le scientifique, la situation s’envenima brusquement.

Le Cri. Son visage, subitement, se déforma dans un rictus trahissant une peur certaine alors que leur voiture s’affaissa lentement dans un sifflement à peine perceptible. Ses oreilles papillonnèrent nerveusement sous la capuche, trahissant sa véritable nature, alors que sa main se glissa jusqu’au creux de ses reins. Il saisit le flingue glissé dans son pantalon avant de le pointer vers le scientifique. L’habitude. La réflexion s’était effacée, remplacée, par l’adrénaline mêlée aux effets pavlovien construits par les nombreux assassinats. L’arme scintilla aux lueurs des derniers raies de soleil la caressant avant qu’il recule de quelques centimètres. La balle était partie, elle avait filé, visant le genou du scientifique pour s’y loger, l’handicaper. À peine le coup avait-il resonné entre les bâtiments, les conteneurs, que l’hybride se déplaça pour s’interposer entre les deux voitures, mais plus particulièrement, entre le chauffeur et leur propre voiture. « Loden, embarque le scientifique je te couvre ! » hurla-t-il sans même songer au mutisme de son partenaire ; peut-être ne pouvait-il pas entendre ? Comprendre ? Ses syndromes lui étaient que vagues, inconnus, des bribes d’informations récoltés dans des livres, rompu, inexistant en cet instant.

Une gueule menaçante s’établissait entre le scientifique, leur véhicule et la voiture adversaire, un monstre de fer crachant le feu humain : le flingue pointé sur la vitre conducteur. Ses pupilles toisaient la silhouette au volant, ses lèvres pincées, une incisive ouvrant un chemin pour se planter dans sa lippe. Bien qu’il semblât parfaitement serein, froid, quand il essayait de loger une balle dans la jonction de cette jambe, il n’était que le réceptacle d’élucubrations horribles. Dans son esprit habitué à l’hémoglobine souillant le bitume, au corps dessinant un tableau dans les rues new yorkaise, aux viscères bavant le long d’une bouche ouverte à la lame, il ne pouvait s’empêcher de songer à Ash. Son humaine. Où était-elle. Il s’installa sur le bord droit de leur voiture, celle des mafieux, prêt à s’établir comme rempart aux balles, aux agressions, à toute menace qui mettrait à mal leur projet : capturer ce scientifique. Il n’avait pas accepté les clés de Loden, il n’avait eu le temps avant que la peur ne trahisse ce visage alors seulement nerveux. Il priait, en cet instant, il pria, ce Dieu auquel il n’accordait aucune existence pour qu’il épargne la vie de son humaine, de ses compères, quitte à se satisfaire de la sienne. En armes face à la divinité ? Un pistolet, dix balles, seulement. Il avait calculé, prêt, droit, les muscles bandés et les doigts effleurant la détente quand le chien était déjà abaissé.