Elevée en centre, tu es un parfait produit de la firme Chroma, tout ce qu’un bon lavage de cerveau peut produire de docilité et de soumission. Tu es d’un naturel timide et réservé, et il est difficile de savoir si cela vient de ton hybridation d’oiseau timide ou de ta naissance. Cette timidité te pousse à te tenir à l’écart des regards et de l’attention, mais ce n’est pas ce que ton maître attend de toi lorsqu’il reçoit. Alors tu te forces, tu surmontes tes craintes, pour faire bonne figure, pour accomplir ce qu’on attend de toi. Car c’est ton rôle dans ce monde, satisfaire ton maître. Et ta soumission surpasse même ta timidité.
Pour qui parvient à franchir cette distance que tu maintiens, derrière laquelle tu t’abrites de la dureté du monde, tu révèles une nature généreuse, bienveillante, attentive au bien-être des autres. Tu es douce de gestes comme d’attitude, tes regards discrets reflétant tes sentiments que tu ne peux effacer de ton visage, qui s’affichent aux yeux de tous, et révèlent la moindre de tes émotions. Ta curiosité, ton intérêt, ta peur.

Mais aussi ta tristesse, qui revient régulièrement. Le rossignol est un oiseau à la vie brève, et tu es persuadée que ton hybridation a amputée le nombre d’années que tu as à vivre. Tu penses mourir jeune, ce qui t’effraye. Tu t’efforces de profiter du peu qu’il te reste à vivre selon toi, de savourer l’existence. Mais bien souvent, tes pensées se font moroses, et tu te demandes alors à quoi bon vivre. Tu doutes que rien t’attende dans ton avenir, que ta vie demeurera toujours telle qu’elle l’est. Et même si tes créateurs affirment que tu vivras aussi longtemps que n’importe quel humain, tu ne peux y croire, tu es intimement persuadée que c’est un mensonge de leur part.

Ainsi rêves-tu d'amour et de liberté autant que tu en as peur. Ayant toujours vécu enfermée dans ta cage dorée,  tu ignores tout du vrai monde. Cela entraîne chez toi une naïveté qui se joint à ton mutisme pour laisser penser que tu es stupide. Tu possède pourtant une intelligence intuitive et une profonde sensibilité émotionnelle qui te rend si fragile.  

La femme qui entre dans le bureau est courtaude et massive, mais il reste sur son visage des traces d'une ancienne beauté. Elle affiche des goûts vestimentaires aussi distingués qu'onéreux, et les miracles de la chirurgie esthétiques rendent difficile d'estimer son âge. Elle s'avance d'un air hautain dans le bureau d'un cadre de Chroma, qui multiplie les marques d'obséquiosité à son égard. Une fois la dame dûment installée et servie en thé, ce dernier s'installe à son bureau, prêt à noter toutes les exigences de la riche cliente.
"Alors, que désirez-vous de nous madame Von Metternich ?"
"Mon fils vient d'avoir son premier enfant, la plus ravissante des petites filles, et il lui faudra lorsqu'elle grandira une dame de compagnie digne d'elle, mais aussi parfaitement consciente de son rang inférieur. Je désire donc pouvoir lui offrir, pour ses dix ans, une hybride digne de notre lignage, car vous n'ignorez pas que nous sommes issue de la plus haute noblesse rhénane. Il faudra absolument qu'il s'agisse d'une femelle, il ne serait pas décent qu'elle traverse cette difficile période où l'on devient femme avec un mâle dans son intimité, même si sa nature animal rendrait tout rapprochement malvenu très improbable. Mais par sécurité, je veux que la nature bestiale de cette femelle soit impossible à ignorer dans les situations indécentes, sans que cela soit d'une ostentation vulgaire."
"Je comprends parfaitement madame. Avez-vous un ou plusieurs animaux à l'esprit ?"
"Une demoiselle de son rang doit avoir une compagne aussi discrète qu'élégante. Je souhaitais que ce soit un rossignol, c'est un oiseau très fréquent dans notre région d'origine, et son chant est de toute beauté. Je veux que l'hybride ait ce chant merveilleux."
"Cela risque de rendre le langage difficile..."
"Quelle importance ? Elle n'a pas besoin de parler, ni d'avoir une intelligence au-dessus du commun. Qu'elle sache tenir sa place, qu'elle soit discrète et modeste, qu'elle fasse pour ma petite fille une gouvernante digne d'elle et élégante, capable de lui rappeler à tout moment ses nobles origines par son chant. Elle devra se nommer Loreleï."
"Bien madame, dans combien de temps voudrez-vous obtenir votre hybride."
"Ainsi que je vous l'ai dit, pour les dix ans de l'enfant."
"Bien madame."
Une fois la cliente courtoisement raccompagnée, le cadre ferma la porte derrière elle en maugréant.
"Vieille peau arrogante !"

Tu as huit ans, et toute ta vie, tu n'as connu que l'orphelinat. Abandonnée à la naissance, née sous X ainsi qu'il est de bon ton de le dire, tu n'as toujours connu que l'assistance publique, sans que nul ne t'offre de foyer aimant. Malgré tes grands yeux verts et ta douceur, personne n'a voulu faire de toi son enfant, et tu en portes la faute. Si nul ne veut de toi, c'est que tu n'es pas assez jolie, assez souriante, assez charmante. Ton cœur d'enfant ne peut se dire que des milliers d'autres souffrent de la même malchance que toi, sans en être la cause. Trop d'orphelins, trop peu d'adoptions.
Mais aujourd'hui, on vient pour toi. Un homme seul. Ton futur papa ? Tu as soigneusement tressés tes longs cheveux, tu portes ta plus jolie robe, et si ton sourire est quelque peu forcé, ta politesse est sans défaut.
"Elle conviendra parfaitement"
Une poignée de mains, un échange de papiers. L'homme t'emmène. Tu ne t'attendais pas à quelque chose de si froid, de si commercial. Tu es décontenancée tant que tu suis l'homme, qui ne se présente pas.La voiture te conduit jusqu' Staten Island, tu ne comprends pas. On te fait entrer dans des bâtiments blancs et froids. L'homme ne se retourne pas lorsqu'il s'éloigne de toi. Il ne ralentit pas son pas décidé, alors même que tu appelles avec toute l'angoisse d'une petite fille de huit ans.
"Papa !"
C'est l'une de tes dernières paroles, et nul ne s'y intéresse, pas davantage qu'aux innombrables questions que tu poses ensuite, avec une panique grandissante. Personne n'a un mot pour toi alors qu'on t'entraîne dans une salle blanche, et qu'on t'injecte des substances inconnues.
Ensuite, c'est la souffrance.

Tu grandis dans ce centre, tu y apprends les bonnes manières, à lire, à écrire. Tu ne parles plus, à peine peux-tu prononcer quelques mots. Tu apprends pourtant tout de l'Allemagne. Son histoire, sa géographie, sa culture. Sa langue.
On t'enseigne à être soumise, humble, les yeux baissés. La parfaite petite hybride domestique, la parfaite gouvernante pour une petite fille riche. Les premiers mois, tu as voulu te rebeller. Contre les douleurs, contre ta gorge qui ne t'obéit plus, contre ces plumes qui marquent ton dos. Tu as vite appris à accepter.

"Allô madame Von Metternich ? Je vous annonce que votre hybride est prête, et je n'ai aucun doute qu'elle correspondra à toutes vos attentes. Votre petite-fille sera comblée !"
"Quelle hybride ? Ma petite-fille est morte à l'âge de six ans, comment osez-vous vous moquer ainsi !"
Plusieurs minutes d'excuses, de condoléances et d'explications suivirent avant que la vieille femme se souviennent de son caprice, dix ans plus tôt.
"Je n'ai pas l'usage de cette hybride, je n'en veux pas."
"Mais madame, vous l'avez payée d'avance. Nous pouvons bien sûr l'envoyer en animalerie, mais si vous refusez l'hybride, elle ne vous sera pas remboursée."
"Très bien, je la prends ! Je l'offrirai à mon frère, c'est un vieux garçon qui s'ennuie un peu trop, il ne sort que pour sa politique, ça lui fera de la compagnie."
Elle songe qu'à son âge, son frère ne risque plus la moindre inconvenance auprès d'une créature femelle.

Tu as été offerte au vieux monsieur Von Metternich pour son soixante-dixième anniversaire. Tu fais la démonstration de tes talents de chanteuse auprès de ses amis, pour la plupart membres comme lui d'Humanis. Le reste du temps, tu t'occupes des tâches ménagères.
Ton maître t'ignore totalement la plupart du temps, s'il n'a pas besoin de toi. Si il ne t'exhibe pas devant ses amis, il ne pense pas à toi. Mais il est très fier pourtant de l'admiration que tu peux provoquer. Il est suffisamment riche pour que tes besoins modestes soient satisfaits. Et si tu crains la mort et l'ennui, tu ne songes pas que ta vie pourrait changer.