Tu pourrais être complexe, mais tu n’as pas la patience pour ce genre de chose. Comme tout le monde, tu as tes bons et tes mauvais moments. Des jours où tu n’as envie de voir personne, des jours où la solitude pourrait te faire perdre la tête. Tu as grandi dans la souffrance, puis tu as entrevu la lumière en la personne de Xiao. Quand tu pensais pouvoir souffler, la vie t’a rappelé à l’ordre en t’arrachant la personne que tu aimais le plus au monde.
C’est ça pour toi la vie ; une succession de hauts et de bas. Les montagnes russes, constamment. C’est fatigant, mais tout le monde vit la même chose. Certains sont juste plus doués que les autres pour faire semblant.

Aujourd’hui, tu as appris. Parce que tu n’as pas le droit de faire autrement, pas avec ton métier. Tu as cessé de pleurer, de te morfondre sur ton cas. Tu n’as pas le temps, tout va trop vite. Tu as du monde qui compte sur toi, trop. Alors pour donner le change, tu enfermes tes soucis et tes inquiétudes dans une boîte, et tu gères les autres à bout de bras. Quand la nuit arrive, quand la solitude gratte à ta porte, tu t’autorises à baisser la garde et à laisser le masque tomber. Parce que t’as besoin de souffler, d’évacuer, même si c’est seul.
Tes nuits sont peuplées de cauchemars, de chimères que tu n’arrives plus à combattre. Souvent, le feu est celui qui met fin à tout ; le commencement de ce qui a été la fin, entre Xiao et toi. Jusque dans tes cauchemars, il est là. Alors quand le jour revient, quand enfin tu rouvres les yeux malgré la fatigue, tu enfiles ta tenue de combat et tu fais ce qu’on attend de toi. Parce que tu n’as pas de temps à perdre.

Tu es fragile, en vrai. Tu es fatigué, tu t’es construit sur des bases instables, et il suffirait d’un coup de vent pour que les fondations s’effondrent. Tu le sais, ton père adoptif le sait. Lui aussi te surveille de loin, il garde un œil sur toi parce qu’il sait. Il sait que la perte de Xiao a ébranlé ta vie. Il sait que tu as peur qu’on t’arrache Saorsa. Tu as peur pour tes proches, tu as peur pour ta famille, et ça te rend fou. Ça te rend irrationnel. Tu serais capable de mettre le monde à feu et à sang pour eux, et ça te rend terriblement dangereux.

Tu aurais pu bien tourner, mais tu as rejoint le mauvais camp. C’est ce qu’on dirait sûrement de toi, d’un point de vue extérieur. Mais si on ne t’avait pas récupéré, si on ne t’avait pas sauvé à l’époque, tu serais sans doute mort. Tu dois ta vie à ton clan, et pour ça tu leur es terriblement redevable. Tu es devenu une personne exceptionnelle, grâce à leur amour et à leur patience.
Tu es doux, attentif et compréhensif. Mais tu es aussi rancunier, violent et terriblement impatient. Quand les choses ne vont pas dans ton sens, tu te braques très facilement. Mais quand on te met face à tes erreurs, tu es le premier à baisser la tête pour t’excuser. Tu n’es pas stupide, tu es simplement respectueux. Il faut savoir poser un genou à terre et s’avouer vaincu, parfois.

CHRONOLOGIE:

Dans la vie, parfois, il faut accepter de ne pas pouvoir toujours tout maîtriser ; c’est dur, et particulièrement frustrant. Mais quand tu jettes un regard en arrière, quand tu vois ton parcours, on ne peut pas dire que tu as quoi que ce soit à envier à qui que ce soit. T’en as chié, y’a pas de bonne manière de le dire. T’as pris cher, depuis ton enfance. Si tu n’avais pas eu ces petits soleils qui sont arrivés dans ta vie et qui ont éclairé ton chemin de leur lumière… Tu serais sans doute même plus là pour y penser. T’es juste pas fichu d’exprimer ton affection correctement, et de leur dire à quel point tu les aimes, ces soleils. Ingrat.

Né de parents immigrés d’origine chinoise, c’est ce qui était marqué dans ton dossier. Tu t’en souviens parce que ce jour-là, tu étais allé fouiller le bureau de la direction pour tenter de trouver des informations sur celui que tu considérais comme ton petit-frère. Un frère de sang, parce que finalement vous ne vous ressembliez pas vraiment, mais… c’était ton seul repère. Ton premier soleil.
En fouillant du coup, c’est ton dossier que tu avais trouvé en premier. Presque rien de noté à l’intérieur, pourtant, tu te souviens encore de ce que tu t’es dit, quand tu as vu que tes parents étaient inconnus comme ils le disent si bien ; Alors, c’est si facile d’abandonner un être humain ? De faire un enfant, et de simplement le laisser en arrière comme s’il n’était rien ? C’est ça, l’amour inconditionnel ?
T’as jamais cherché à les retrouver, même des années après. Pourquoi, de toute façon ? Qui serait assez stupide pour chercher des gens qui n’ont pas eu assez de considération pour toi pour t’élever? À cause de qui tu as grandi dans un orphelinat ? Ils sont inconnus, et tu le resteras pour eux.

C’est comme ça que tu as grandi donc. L’orphelinat, c’est pas drôle. On vous apprend à vous faire discret, et à dire amen à tout. Y’a pas grand-chose de plaisant ici, et toi, t’étais un gamin triste et discret. Un gamin qui pleure pour un oui ou un non, un putain de chouineur. T’avais tendance à toujours rester tout seul, dans ton coin, pour ne déranger personne et surtout, pour qu’on ne te remarque pas.
Du coup, t’as attiré l’attention des mauvaises personnes. Il n’a pas fallu longtemps pour que tu te fasses maltraiter par d’autres enfants, et plutôt violemment. Encore une fois, si tu avais un doute sur le fait que les adultes sont des monstres, voilà de quoi te confirmer le tout : personne n’est jamais intervenu. Personne, avant lui.
Ton petit incendie, la flammèche qui a brûlé tout sur son passage ; Tom. Un petit gosse, plus jeune que toi, qui a déboulé de nulle part en poussant de grands cris, et qui a jeté des pierres sur tous ces gosses qui te malmenaient. Il a crié plus fort qu’eux, il a encaissé les coups pendant que toi tu pleurais en arrière. Tu sanglotais en leur demandant d’arrêter, mais Tom se débattait comme un fauve, bien décidé à en découdre. C’était la première fois que quelqu’un prenait ta défense. Ce fut comme si ça avait réveillé quelque chose en toi ; tu n’as jamais crié si fort.
Sans réfléchir, tu as ramassé des cailloux à ton tour, et tu as attaqué ces gamins qui s’en prenaient à toi depuis des mois maintenant. Tu les as malmené en criant que tu ne voulais pas qu’ils touchent à ton copain. Parce que c’est ce qu’il était devenu désormais, en prenant ta défense.


C’est ce que tu avais appris l’habitude de faire, quand tu avais l’impression de te noyer. Tom, tu l’avais renommé Xiao. Xiao Huǒ en réalité, qui voulait dire Petit feu dans ta langue natale. Vous aviez bien grandi finalement. Désormais âgé d’une dizaine d’années, vous étiez toujours fourré ensemble. Souvent à la bibliothèque, le nez dans les bouquins. Toi, tu tentais d’en apprendre un peu plus sur tes origines alors que lui en apprenait plus sur cet élément qui l'obsédait depuis l’enfance : le feu. C’est comme ça que t’étais venu l’idée de ce surnom en réalité ; car tu ne comptes plus le nombre de fois où tu as dû intervenir en hurlant parce qu’il avait encore foutu le feu à un placard par mégarde. À chaque fois, la punition tombait pour vous deux. Jusqu’à la fois de trop.


Vous n’étiez que des gosses qui jouaient avec le feu, justement. Tu avais douze ans, et lui neuf. Un soir, tu l’as laissé sans surveillance. Vous aviez passé l’après-midi à la bibliothèque, et lui avait prétendu vouloir rentrer au dortoir pour aller se coucher, fatigué. Tu lui as fait confiance, comme à chaque fois. Après tout, il passait son temps à lire des bouquins sur les incendies ou la fabrication des bombes, mais il n’avait jamais rien fait de bien méchant. Jusqu’à ce soir-là.
C’était un accident. Tu le sais, et il le sait. C’est ce que vous avez hurlé tous les deux quand vous avez vu les flammes ravager le dortoir, et étouffer peu à peu les cris de vos camarades jusqu’à ce que le crépitement des flammes soit tout ce qu’il reste pour briser le silence oppressant de la nuit.
La violence de la vie vous a frappé brutalement. Les adultes ne vous ont pas écouté. Pas un pour rattraper l’autre. C’est ce qu’ils ont dit vous concernant. Quand ils vous ont attrapé pour vous balancer dans un fourgon blanc, quand ils vous ont dit que vous alliez recevoir une bonne leçon.


Ce jour-là, ton soleil s’est éteint, et t’a plongé dans l’obscurité la plus totale. Pour la première fois depuis des années, tu as pleuré, tu as supplié. Tu as crié si fort que tu t’en es brisé la voix. Tu t’es excusé de choses que tu n’avais pas faites. Tu as imploré qu’on l’épargne, qu’on te punisse à sa place. Toi, ce n’était pas grave. T’étais un gamin triste, discret, pleurnichard. Lui c’était… C’était la joie de vivre, c’était l’innocence même. Il ne pouvait pas être puni, pas lui.

Raté, comme on dit. Ce soir là fut le dernier soir où tu croisas son regard. Dans les locaux de Chroma, on te fit passer mille et un tests, jusqu’à te faire plier. Jusqu’à ce que ta volonté de te battre t’abandonne totalement, et que tu deviennes une créature docile, fatiguée. Oui c’est ça, fatigué. D’abord on brise, ensuite on formate. T’étais qu’un gosse après tout.
En réalité, tout est un peu flou sur les quelques mois que tu as passés chez eux. Souvent shooté ou en salle d’opération, tu serais bien incapable de relater exactement ce qu’il s’est passé. En tous les cas tu es rentré humain, tu es sorti hybride. Une vipère à cornes, voilà ce que tu étais devenu. Sur toi, les expériences ont été une réussite ; des crochets acérés, une langue fendue, des pupilles verticales jaunâtres qui se rétractent à la lumière et te permettent de bien mieux voir la nuit et surtout deux petites cornes sur le sommet de ton front, perdues au milieu de ta chevelure d’ébène. Tu fus pucé, comme on le ferait avec un animal mais pour éviter que tu ne fasses une bêtise, ta dernière opération fut la plus douloureuse ; on t’a arraché les crochets, pour t’éviter de mordre et d’ainsi risquer de causer la mort de l’un de tes petits camarades. Car ils sont dingues dans ce centre, ils t’ont transformé en monstre. Parce que plutôt que de te retirer les glandes pour ton venin, ils se sont contenté de t’arracher les crocs ce qui est stupide puisque ça… repousse. Un acte de barbarie de plus, à rajouter à une liste déjà bien trop longue.

Donc, t’es rentré à l’orphelinat, mais t’es rentré seul. Xiao, tu ne l’as jamais revu, et tu n’as pas la moindre idée de ce qu’il est devenu ; il est entré au centre avec toi, et tu es le seul à en être sorti. Alors les années qui ont suivies ont été longues, terriblement longues. De nouveau seul, tu as dû apprendre à te défendre cette fois. Tu étais réellement devenu une bête de foire mais l’avantage c’est que la peur d’un accident vasculaire cérébral les tenait pour la plupart loin de toi. Ceux qui se risquaient à approcher, tu les rouais de coups. Tu n’étais plus un gamin maintenant, t’étais un adolescent, alors tu n’hésitais pas à rendre les coups.

C’est juste qu’à dix-sept ans, t’en as eu assez d’attendre. Xiao te manquait, alors, t’allais aller le chercher. Donc t’as pris ton petit sac qui contenait toute ta vie, et tu as fui cet orphelinat de malheur car pour toi, c’était impossible qu’il soit mort. Tant que tu n’aurais pas vu le corps, tu ne l’accepterais pas.
Mais un hybride qui tourne dans le coin de Manhattan, qui tente de trouver un moyen de se rendre dans les locaux de Chroma ou d’au moins les approcher… C’est risqué, et terriblement stupide. Surtout quand on est pucé, comme toi. Tu ne comptes même plus le nombre de fois où tu as manqué de te faire prendre avec tes conneries et la finalité, c’est que tu n’as jamais réussi à rentrer dans le centre quoi qu’il arrive.
Bon, il faut dire qu’on t’en a empêché. Un soir, quand tu pensais pouvoir y arriver, un homme t’a coincé. Pas l’un de ses horribles gardiens dont tu gardes de terribles souvenirs non, mais un homme d’une cinquantaine d’années, bien vêtu, avec deux oreilles pointues dressées sur le dessus du crâne.


Tu ne connaissais pas cet homme, et pourtant, tu lui avais crié ta vérité au visage sans même réfléchir. C’était la première fois que quelqu’un posait réellement les yeux sur toi. C’était la première fois qu’on prenait la peine de t’adresser la parole sans avoir cette peur au fond de regard. Lui se tenait droit sur ses jambes et te toisait de ses prunelles dorées. L’or affrontait son jumeau. Mais là où lui restait calme, toi, tu montrais les crocs. Tu te souviens comme il a souri ?
Mao, c’est comme ça qu’il s’appelait. Un hybride renard pas trop fréquentable à la gueule balafrée. Un mafieux, une crevure des bas-fonds. Il t’a tiré loin de cet endroit toxique où tu tentais de t’introduire, et il t’a pris sous son aile. Jamais personne n'avait pris soin de toi comme il l’a fait. Il n’a eu aucun problème à te remettre à ta place quand tu dépassais les bornes et surtout, il n’a jamais eu peur de toi, lui. Il a toujours ignoré que tu pourrais le tuer si ça te chantait, ou du moins il ne l’a jamais montré. Et c’est peut-être ce qui t’a rendu plus docile. Il était le premier à te témoigner de l’affection depuis Xiao, à t’écouter, à faire attention à toi. Et surtout, il te présentait à tout le monde comme son fils adoptif et ça, c’est sûrement ce qui a adouci ton âme.
À ses côtés et désormais dépucé, t’as appris le métier et tu t’es fait une place dans un milieu qui t'était inconnu. Et ce que les gens appellent mafia, toi, tu appelles ça ta famille. Dans les triades, il y a bien des protocoles à respecter qu’on t’a fait rentrer dans le crâne à la dure. Pourtant, tu t’es jamais plaint. T’as commencé tout en bas de l’échelle, bien loin de celui que tu appelais désormais papa, et tu as grimpé peu à peu jusqu’à t’imposer aux autres. Sournoisement, comme le serpent que tu es, sans faire de vague.


Le serpent ramasse les oiseaux tombés du nid, n’est-ce pas une drôle de blague sérieusement ? Ce gosse, tu l’as ramassé dans la rue dans un bien piètre état. Il était triste, il était seul, et il était fatigué. Comme toi il y a des années de ça. C’est sûrement pour ça que tu l’as récupéré et que tu en as pris soin ; l’impression de se revoir peut être terriblement douloureuse. Si toi tu avais perdu ton soleil, lui semblait avoir perdu le sien. Alors peut-être qu’à deux, vous pourriez faire votre propre lumière finalement.
C’est ce que tu t’étais dit, et tu n’as jamais pris une aussi bonne décision. Même s’il lui arrivait d’être terriblement con, et de se taper des crises d’ado insupportables… Tu venais de te trouver un nouveau petit-frère, une autre âme sur laquelle veiller pour lui éviter de faire n’importe quoi. Parce que putain, du fil à retordre, il t’en a donné celui-là vraiment. Ah tu lui en as mis, de grosses claques derrière sa tête pour lui remettre les idées en place.
Pourtant… Tu l’as toujours poussé à donner le meilleur de lui-même. Tu l’as fait rejoindre tes rangs comme toi à l’époque : tout en bas de l’échelle, pour lui apprendre la discipline et surtout, que tout doit se mériter dans la vie. Alors il en a chié oui, et t’as pas été tendre avec lui, mais c’était pour son bien.

Et un jour, il a décidé de te ramener un autre oiseau blessé. Alors là bon, au début, t’as pas trop aimé faut le dire. Puis, t’as eu la voix de Xiao en tête, qui t’a remis en place. T’as pas le droit de juger les gens sur l’apparence, t’as pas le droit de faire la fine bouche non plus, pas avec ton vécu. Alors lui aussi tu l’as récupéré, et tu l’as ramené chez toi. Et puis peu à peu, tes rangs se sont agrandis comme ça. Ton père aimait à dire que tu récupérais tous les chiens errants du quartier mais finalement, il était le premier à dire qu’on se fabriquait sa famille. Et toi la tienne, c’était eux.
Et malgré les cris, malgré l'exaspération par moment, t’as pris soin d’eux autant que tu as pu. Parce que c’est le rôle d’un grand-frère.

Si toi tu t’étais spécialisé dans le trafic d’armes, pour eux, tu avais d’autres idées. Chacun son business, c’était comme ça chez vous. Donc t’as pris Saorsa sous ton bras et tu lui as présenté du monde dans le milieu de la drogue, et tu l’as aidé à monter son affaire. Ce n’est pas que tu ne voulais pas le garder près de toi, c’est que tu voulais le voir voler de ses propres ailes. Et s’il avait Horacio près de lui… alors, ça irait.

Finalement encore aujourd'hui tu n’as qu’une tâche sombre à ton tableau, et elle s’appelle Xiao. Dix ans se sont écoulés depuis la dernière fois où tu l’as vu. Depuis la dernière fois où les portes du centre se sont fermées et vous ont séparé. Dix ans que tu ne l’as pas vu. Dix ans que tu vis dans les ténèbres, et que tes nuits sont peuplées de chimères atroces. Tu n’en peux plus, mais tu ne montres rien.
Parce qu’aujourd’hui tu n’es plus ce gosse pleurnichard que tu étais. T’es l’un des plus gros trafiquants d’armes des triades. Tu règnes d’une main de maître sur ta famille. Tu aides Liang au Black Swan. Tu veilles sur Saorsa. Tu protèges Minji et Ae-Yeon, car la nouvelle famille du husky est aussi la tienne.
Tel le serpent que tu es, tu répands ton venin dans l’âme de tes victimes et tu les dévores sans scrupules. Parce que s’il y a bien une chose que tu refuses, c’est qu’on touche à ce que tu as de plus cher. Et aujourd’hui, ce sont eux ta famille.