Le rôle d'Abigail était trouvé avant même qu'elle ne fût créée. Rien dans sa conception ne fut laissé au hasard : ni son croisement, ni ses qualités, ni ses faiblesses, ni même son prénom. Les deux espèces dont elle hérita les gênes avaient été choisies avec soin, et dans un but bien précis. Le Vampire d'Azara pour ses dents aiguisées comme des rasoirs ainsi que sa capacité à approcher ses proies en toute discrétion et à se déplacer en toutes conditions, même sur terre ferme. L'araignée Joro pour ses impressionnantes toiles, capables de capturer des proies de moyenne taille, comme des oiseaux.
L'objectif de cet amalgame génétique était d'éliminer les faiblesses des deux espèces en faisant cohabiter leurs forces, et de faire d'Abigail une chasseresse au service de l'Homme, contre le Mal. « Étonnant, avait-on un jour ironisé auprès des laborantins sur le projet, que vous ayiez combiné deux espèces parasites pour en faire un outil de justice. »

Le cas de figure idéal – idyllique, à vrai dire – était celui d'un hybride vénéneux, capable de voler et de créer des toiles géantes. En d'autres termes, le parfait limier, auquel personne ne pouvait échapper une fois qu'il l'avait dans le collimateur.
Le résultat ne fut pas celui escompté mais pas aussi décevant qu'il aurait pu l'être. Abigail naquit sans ailes, sans organe capable de produire de la soie et, de toute évidence, puisqu'aucune morsure ne provoqua de réaction particulière, sans venin. En revanche, elle fit montre d'une capacité qu'à vrai dire, peu espéraient obtenir sur cette hybride : celle de l'écholocalisation. (L'histoire dit que certains laborantins devinrent riches après avoir parié sur l'obtention de cette aptitude.)
Elle eut droit à l'éducation la plus élémentaire et la plus militaire possible : on ne lui apprit pas à écrire, mais à dire « oui chef » lorsqu'on exigeait quelque chose d'elle, et à se taire le cas échéant. À des fins expérimentales, on lui fit passer des tests, lui demanda d'expliquer ce qu'elle voyait ou ressentait lorsqu'elle sollicitait ses aptitudes animales – en particulier l'écholocalisation – et la forma à reconnaître un Deviant et à le mettre hors d'état de nuire.

Lorsqu'elle fut en âge de servir – un âge bien jeune pour un humain mais déjà légèrement élevé pour un hybride –, elle fut confiée, comme il était convenu lors de sa conception, à la Brigade de Traque des Deviants. Abigail ne connut peut-être pas la tendresse et l'amour, mais elle connut la réussite et la reconnaissance, deux sentiments dont elle se contentait allègrement. Parmi tous les hybrides qui formaient la meute de Chiens de Chasse, elle sut se distinguer par ses capacités inédites mais aussi, et surtout, par son engagement et son obéissance, deux traits que tout le monde ne voyait pas du bon oeil. Elle fut plusieurs fois prise entre quatre yeux par d'autres hybrides qui tentèrent de lui faire passer son envie d'être fidèle envers l'Homme. Cela ne fit au contraire que la renforcer. Par leurs avertissements, ils lui donnèrent une raison supplémentaire de croire que les Deviants étaient une menace non-seulement pour l'humain, mais aussi pour l'hybride.

À force de missions, la BTD sut discerner les forces et les faiblesses de ses hybrides. Il fut décidé qu'Abigail rejoindrait la section recherche, en particulier pour renforcer l'effectif de la brigade nocturne et aider ses pairs à localiser les Deviants particulièrement bien cachés. Dès lors, elle arbora le nom de code « Gipsy ».

Quelques années plus tard, elle passa sous les ordres d'Edigio Manigoldo. Leur appétence commune pour le travail acharné fut la clé de leur excellente collaboration pour les nombreuses actions à succès qui suivirent. L'équipe d'Edigio mit un terme à de nombreuses menaces de Deviants, sans savoir, à cette époque, qu'elle portait en son sein la germe d'un plus grand danger encore.

Avec le temps, la BTD continua d'élargir ses rangs, avec des hybrides toujours plus performants, toujours plus obstinés – toujours plus lobotomisés. À vingt ans passés, Abigail commençait déjà à devenir désuète, tel un vieil ordinateur encore capable mais moins performant que la nouvelle génération. Elle s'en rendait bien compte, et ça lui faisait peur. Que ferait-elle si elle devenait obsolète ? Si l'on ne voulait plus d'elle au sein de la BTD ? Abigail avait déjà fait ses preuves mais elle continuait, acharnée qu'elle était, à faire toujours plus. Jusqu'à ce que, repoussant trop loin ses limites, elle se blessa sérieusement : un saut trop périlleux et une mauvaise réception qui lui valut de chuter d'un immeuble. Un humain n'y aurait sans doute pas survécu.

Malgré ses protestations, elle fut immobilisée pour un temps. Un temps court pendant lequel elle tâcha de récupérer au plus vite, mais suffisamment long pour qu'on se rendît compte que ses capacités n'étaient plus aussi indispensables qu'à l'époque. Lorsqu'elle fut en mesure de reprendre le travail, elle joua des coudes pour retrouver son rôle. Comme avant, elle espérait qu'on lui confierait la deuxième partie des missions, celle qui consistait à cerner l'individu et à l'acculer. À la place, on la laissa sur le carreau jusqu'à ce qu'on lui annonçât qu'on n'avait plus besoin d'elle.

L'infection fit surface peu de temps après sa mise à l'arrêt forcée. Edigio, pas particulièrement d'accord avec cette décision, négocia le départ d'Abigail contre une relative liberté : on la plaça sous la responsabilité d'un ancien brigadier à la retraite dans l'espoir de lui faire entendre raison. Elle demeura sourde. Échappant à la vigilance de son nouveau maître, Abigail se rendit sur des théâtres d'opération. Sa présence inattendue provoqua le tumulte et compromit l'issue de plusieurs missions, ce qui lui valut d'être placée sous surveillance plus étroite.

C'était déjà trop tard. Dans un déni de plus en plus profond, Abigail trouvait toujours un moyen de s'éclipser et d'aller accomplir ce qui était à ses yeux son unique devoir. Prenant des initiatives, elle ne se contentait plus seulement de remplir la deuxième partie de la mission, comme elle avait l'habitude de le faire autrefois : elle traquait, acculait et capturait au nez et à la barbe de ses anciens collègues.
Dans un premier temps, ses cibles étaient des Deviants. Progressivement, alors que son sens de la justice s'affûtait et qu'elle se convainquait elle-même du bienfait de ses actes, elle estima qu'elle devait purifier les rangs de la Brigade de Traque des Deviants de ses traitres. Humains comme hybrides, aucune espèce ne fut épargnée. Dans sa folie justicière, Abigail voyait en tout un chacun le Mal s'immiscer, et elle se devait à juste titre de l'arrêter. Pour lui, Edigio, pour ses frères d'armes, pour le bien de l'Humanité entière.

Les premiers corps retrouvés suite au passage d'Abigail étaient plutôt épargnés, les blessures nettes. Toutefois, à mesure que les disparitions se multipliaient, les corps étaient de plus en plus mutilés, comme s'ils étaient passés entre les griffes d'une bête sauvage. Dans de rares cas, certaines personnes vivaient encore. Lorsqu'elles étaient en mesure de le faire, leur témoignage était toujours le même : un individu dissimulé sous un uniforme et à la voix féminine leur accordait une deuxième chance, une dernière chance, de se repentir.