Vous aurez forcément un froncement de sourcils interrogateur en le croisant pour la première fois. En vous demandant de quoi il parle, qu'est-ce qu'il veut dire par-là. Est-ce qu'il est sérieux. Vous vous poserez tout un tas de questions, et Ruslan vous en posera tout autant. Il vous en posera même où vous n'aurez pas la réponse, et ce sera bien embarrassant. Vous choisirez de mettre un terme à la discussion en lui disant d'aller voir ailleurs si vous y êtes. On pourrait dire que cet excès de questionnements, et parfois de provocation déguisée, sont le fruit d'un intellect qui cherche à s'éveiller et à communiquer avec ses pairs ; vous n'auriez peut-être pas tort. Mais derrière ces enchaînements interminables et volubiles se cache aussi un besoin d'attention extrême et indésolidarisable. Simple. Mais si difficile à avoir. Vous n'êtes pas son père. Vous n'êtes pas sa mère non plus. Mais un jour, oui ce jour-là très exactement, il vous prendra pour tel, et vous choisirez sûrement de ne pas répondre à ses attentes. Peut-être.

Il est bruyant, récalcitrant, trouble et malicieux. Il ne pense pas aux conséquences, et n'aime pas y penser. Vous devriez comprendre à quel point ses études sont une plaie pour lui, qu'elles ne sont que le reflet des envies de son père. Vous savez qu'il est dur de se pencher au-dessus de quelque chose qu'on aime pas faire, qui nous rebute, qui ne veut rien dire. Dans lequel on ne croit pas. Vous savez déjà tout ça. Peut-être que Ruslan aussi le sait.

C'est un garçon qui n'aime pas spécialement suivre l'actualité, parce que souvent ça sous-entend des drames et des catastrophes. Il n'est pas à l'aise en entendant la souffrance des autres. Il ne sait pas non plus comment gérer ce genre de chose. Vous le mettriez bien dans l'embarras à lui parler des cicatrices dans votre dos ou bien de la tentative d'empoisonnement de votre belle-mère le weekend dernier. Il vous répondrait avec un rire gêné, très gêné, avant de chercher à passer à autre chose. Et laissez-le glisser vers cet autre chose. Peut-être qu'un jour, il sera prêt à vous écouter. Il sera d'accord pour entendre parler de vos plaies, des bleus que vous cachez sous votre pull et de ce poison que la vie a inoculé en vous. Oui, peut-être un jour. Et peut-être même qu'il sera prêt pour vous parler de ses blessures à lui. En attendant, laissez-le vagabonder dans son ignorance.

On ne dirait pas comme ça mais Ruslan essaye de faire de son mieux. Pas toujours... Mais parfois, il essaye. Quand il n'est pas occupé à rire sur les plus malheureux, index tendu. Quand il n'est pas en train de dévier de ses études un court instant pour fuir ce choix qui n'est pas le sien. Il aimerait bien prouver à son père qu'il est plus qu'un fils inutile et incapable. Mais c'est si difficile d'impressionner quelqu'un comme papa. Il faudrait être un surhomme, quelqu'un d'une grande importance et qui aurait réussi quelque chose d'extraordinaire dans sa vie. Ruslan s'est dit que devenir chirurgien aurait pu satisfaire papa un jour. Juste un regard rempli d'un peu de fierté. Une parole chaude, une caresse dans ses cheveux. N'importe quoi. Oui. Il faudrait qu'il soit quelqu'un.

Il est né parce qu'à l'époque, il y avait maman.
Il y avait maman et comme elle était là, papa aussi l'était.
Vous comprenez que certaines choses n'arrivent que parce que les bonnes personnes sont là.
Maman était quelqu'un de bien, et peut-être que pendant un temps, elle a su apporter à papa quelque chose de bon.
L'histoire était vraie, réelle. Ils se sont aimés, et le fruit de leur union a donné Ruslan.
Il aurait pu être différent aujourd'hui, si maman était restée.
Elle n'est pas partie parce qu'elle le voulait. Ou parce qu'elle n'aimait plus papa.
Maman a été emportée dans un accident.
Dans une rue où se passait le déménagement d'une famille, maman a traversé sous une fenêtre. La sangle qui retenait le piano en train d'être acheminé était mal attachée.
À l'époque, il s'est dit que la faute était celle d'un hybride.
Elle est partie comme ça.
C'est arrivé si tôt, Ruslan n'a pas de souvenirs concrets de tout ça. Seulement celui d'un départ.
Papa a changé. Presque brutalement. Dès que maman est partie, la bonté de papa aussi est partie. Son scalpel s'est retourné, n'a plus jamais soigné le moindre hybride. Au contraire, s'il fallait sortir le bistouri, c'était exclusivement pour servir la cause humaine. Ou bien pour analyser les défaillances de ces monstres que l'humanité a crées. Mais on raconte que ce que l'on crée hérite de nos propres propriétés.
Papa est resté vivre à Manhattan. Il fallait faire rouler le business. Ne pas se laisser abattre par la perte de sa femme. Faire comme si rien ne s'était passé, en fait. Et faire comme si de fils il n'avait pas. Peut-être qu'il lui rappelle trop sa défunte. Ou peut-être a-t-il jugé que ce n'était plus nécessaire d'entretenir le fruit d'un amour passé. Il y a tellement de choses qu'on ne sait pas. Parfois, si Ruslan pose autant de questions, on se dit que c'est parce qu'il espère que quelqu'un lui donne enfin une réponse. Pourquoi papa m'a laissé tomber ?
Il s'est lancé dans des études de médecine, oui, pour bluffer papa. Pour qu'il se dise que son fils sait faire quelque chose de ses dix doigts. Mais en vrai, on ne sait pas vraiment dire si papa est au courant que son fils s'est lancé dans un cursus aussi compliqué. Ils ne s'appellent jamais. Sont de parfaits inconnus l'un pour l'autre. Cela n'a plus vraiment de sens de dire "papa". Il se sent un peu orphelin.
Dans le but de prendre son indépendance et se défaire du nom de papa, toujours, Ruslan s'est installé dans un appartement à Brooklyn, non loin de sa fac. Cet espace lui permet de souffler loin des carcans, loin du stress que lui rappelle sa situation familiale.
Ce n'est pas papa qui lui finance ses études, faut pas rêver. Ruslan se les finance lui-même à l'aide de jobs étudiants. Caissier au Starbuck, livreur Uber, employé au McDo, dog-sitter et rangement dans les rayons chez Target. Il enchaîne.
Vous saisissez l'idée de faire des études de médecine et de les combiner à des jobs étudiants pour les financer. C'est dur. Très dur.
Il y avait une pub qui est passée sur les rangées de télés derrière la vitrine d'une boutique. On y faisait la promotion d'une espèce d'hybride en vogue comme si c'était la dernière tendance technologique du moment. Ils disaient qu'ils étaient parfaits pour les tâches ménagères et pour soulager des difficultés du quotidien. Le même speech qu'ils sortent à chaque fois, avec les petites features en plus qui vraiment, valent la peine qu'on l'achète, ce modèle-là.
Ruslan est passé devant la devanture bon nombre de fois, toujours perché sur sa planche de skate.
Et puis un jour, il s'est arrêté.
La question s'est posée. Et si ça pouvait l'aider ? À se sentir moins seul. À se faire aider dans les missions laborieuses quotidiennes. Et puis c'est tendance. Tous ses copains en ont. Papa n'aurait pas à le savoir. Papa ne s'intéresse pas à lui de toute façon. Et Ruslan pourra faire ce qu'il veut de sa chose. Il l'aura payée de toute façon. Personne ne pourra lui dire quoi que ce soit.
Alors, c'est combien, ces machins ?