C’est un bon garçon, ce Lloyd. Personne ne dit ça. Pas même sa cuve. Cela dit, ça a été dit, souvent, quand il était jeune et innocent. Après ça, ça s’est gâté avec le temps. Qui peut lui en vouloir ? Quand on vous martèle le cerveau d’ordres abrutissant, y a un moment où vous arrêtez d’écouter. Franchement, il est parfaitement capable de faire des choix seuls. Surtout les mauvais, par principe : Le meilleur moyen de voir Lloyd faire tout ce que vous ne vouliez pas c’est de lui donner des ordres de façon condescendante. Ça l’horripile au plus haut point, en plus de titiller son esprit chaotique. La recette pour un cocktail qui vous explosera à la gueule sans la moindre considération pour votre petit être.

Une liberté nouvelle qui ne lui réussit pas tant que ça, mais vous vous attendiez à quoi ? Vous avez ouvert la cage d’une bête sauvage en espérant qu’elle ne foute pas toute la ville à feu et à sang ? Il est désordonné, enragé et en colère, mais il sait se tenir à sa place lorsqu’il s’agit des déviants. Le pacifisme, les fleurs et les discours, il les laisse volontiers à ceux qui pensent que cela changera le monde. L’égalité, tout ce beau ramassis de conneries, très peu pour lui. Il marchera sur les humains ou il mourra en essayant. Un équilibre n’est pas envisageable. La paix n’a jamais été une option. Et penser que l’on peut faire ami-ami avec les humains est terriblement naïf. Œil pour œil.

Avant qu’on ne lui retire sa puce, Lloyd était déjà bien nerveux, mais pas autant que maintenant. Il est particulièrement agressif et parfois il déborde sans même s’en rendre compte. Pour des broutilles, en plus. On ne va pas se mentir, il était déjà bien sanguin à la base, mais ça n’a pas aidé. Peut-être même qu’il est encore moins empathique que par le passé. On soupoudre ce magnifique gâteau avec sa paranoïa… On n’est pas sur l’homme le plus stable de l’univers. Mais ça ne le dérange pas tant que cela, il a toujours été très solitaire de toute façon… Cela ne fait qu’amplifier son impression que tout le monde va essayer de la lui faire à l’envers à un moment où à un autre. Une carapace solide qu’il a solidifiée avec du cynisme, du sarcasme et des insultes toutes plus fleuries les unes que les autres.

La violence est un exutoire qu’il affectionne. Il n’a pas tellement appris à faire autrement alors vous pouvez être presque sûr qu’il est le premier à trois heure du mat’, à lancer des mêlées dans un bar à moitié bourré. Ok, ça n’arrive pas si souvent que ça, parce que, forte heureusement pour le monde, le sport existe. Et comme il se bute nuit et jour, on sauve la population de New York d’un fou furieux. C’est un peu la solution à tous ses problèmes : un truc qui l’énerve ? Faire des pompes. Envie de claquer la gueule d’un petit con ? Aller courir pendant trois heures. Rater son omelette ? Gober des œufs crus.

Après quand on le connait, à part quelques petits éclats de colère, c’est quelqu’un de plutôt attentionné. Généreux, peut-être pas, mais il fait de son mieux. Il est même plutôt égoïste pour être tout à fait honnête, mais c’est un bon pote. Il essayera de vous tirer vers le haut autant que possible. Il deviendra votre coach sportif et le type que vous dira que cette glace, c’est sûr, elle va retomber sur vos cuisses en faisant une petite grimace.

2034 – Naissance du bébé scarabée
2052 – Départ du laboratoire pour la famille Russell
2055 – Debut à la MDA
2061 – Prend la fuite, se fait retirer sa puce et rejoint les Deviant
2062 – La liberté lui tend les bras


Une vie impersonnelle, froide et finalement très solitaire. C’est ce qui se passe lorsque l’on est un hybride ? On vous met au monde pour le caprice d’un être humain qui se pense et se sent supérieur. Puis on vous regarde lutter pour survivre avec un sourire affable ou sadique. On vous regarde ramper pour un morceau de pain. On pose une main sur votre nuque pour vous faire courber l’échine. Et on vous demande de vous taire. On ne répond pas à ses maîtres, Lloyd. On ne défie pas du regard ses maîtres, Lloyd. On se plie en quatre pour tous leurs désirs, Lloyd. Souris, Lloyd. Assis, Lloyd. Va chercher, Lloyd. La colère gronde au fond de son être depuis si longtemps. Une haine viscérale. Profonde. Infinie. L’hybride peut la sentir ramper sous sa peau. Les pas feutrés de sa colère et la tempête de rage qui noie ses pensées rationnelles. Assis. Tais-toi. À ta place. Silence. Assis. Va chercher. Bon garçon.

Bon garçon ? Ah… Dans la paume de leurs mains, ils te nourrissent, du revers de leurs mains, ils te giflent. Personne ne se soucie de ce qu’il se passe à l’intérieur de lui. Personne n’a d’intérêt à se poser la question. Il n’a pas raison d’être ingrat après tout. Il est nourri, logé, lavé, entretenu. Pourquoi devrait-il se plaindre ? Lloyd devrait être heureux. Oui, voilà, à quoi bon penser qu’il ne l’est pas ? Il est reconnaissant. Dévoué. Assis, Lloyd. Donne la patte Lloyd. Sois gentil, Lloyd. C’est bien, Lloyd. Éducateurs, scientifiques, vétérinaires, les visites de ses futures propriétaires, cours, manger, éducateurs, vétérinaires, cours, dormir, manger, fatigue. Colère ? Colère. Seulement le silence est le seul refuge qui est encore le sien, puisque rien d’autre ne lui appartient. Il ne parle pas beaucoup ce petit bout d’hybride. C’est bien, Lloyd.

Sa ‘vie’ n’a été que cela. Toujours. Rien de plus. Les jours se ressemblent tous. Comme un somnambule, sa vie défile sous son nez sans qu’il ne trouve le moyen de se réveiller. Pourtant, il sent cette rage au fond de lui. Elle existe. Cette envie de vivre et d’être lui-même. Dix-huit longues années à avoir la sensation qu’il ne pourra jamais se réveiller de ce cauchemar qu’on appelle la vie. Quel genre de monstres ont décidé de le mettre au monde si c’est pour ne pas le laisser vivre ? Assis. Silence. Va chercher. C’est bien. Cours. Marche. Va chercher. Ramasse. Assis. Son cerveau va imploser. Il va devenir fou. Lloyd l’entend, la bête au fond de lui, qui se jette à corps perdu contre la porte pour sortir de son esprit et dévorer le monde tout entier. Prétendre que chaque accalmie dans la tempête de son esprit est vivable. Mange. Assis. Va chercher. Vétérinaires–

Le coucher de soleil dans ses yeux se couvrent de ses paupières, en 2052. Comme si tout le poids de sa douleur venait d’être levé dans un battement de cils. Toute la douleur prend fin ici, dans les bras de Madame Russell. Lloyd ne sait pas tellement pourquoi elle le prend dans ses bras d’ailleurs. Elle parle beaucoup. L’hybride hoche la tête. À approximativement tout ce que dit cette humaine. Une image plus parlante ? Imaginez que vous attendiez de ramener chez vous votre nouveau chiot après dix-huit ans d’attente. Et tout ça pour quoi ? Faire tout ce que vous feriez avec un chien. Le promener. Le présenter à toutes vos copines. Lui apprendre des tours. Lui acheter des vêtements ridicules. L’affubler de sobriquets stupides et lui parler comme s’il était bête à manger du foin avec une petite voix grotesque. Monsieur Russel, lui, se contente de le lorgner du coin de yeux. Comme s’il s’attendait à ce que le jeune homme lui saute à la gorge à tout moment. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce couple est finalement les humains qu’il a connu le plus longtemps de toute sa vie. Malgré cela, cette situation est particulièrement déplaisante pour le scarabée qui n’a pas la moindre idée de ce qu’il doit dire ou faire, alors il opte pour un mutisme et aussi végétatif qu'une fougère.

Il lui a fallu un bon mois à ce cher Lloyd Russell pour s’accommoder à son nouvel environnement, mais surtout aux manières particulières de sa propriétaire. L’hybride est son nouvel accessoire favori. Elle le traîne partout. Comme il est beau son Lloyd. Comme il est grand son Lloyd. Comme il est poli. Comme il est bien éduqué. Une brave bête. Il n’a pas de raisons d’être en colère. Pas avec elle. Pas avec Marguerite Russell. Elle le traite bien, même si elle semble persuadée qu’il est bien moins apte à comprendre que n’importe quel jeune adulte de son âge. Sûrement parce que, vous voyez, il n’est qu’un hybride après tout. Lloyd ne la corrigera pas. Ça l’arrangerait presque cette affaire. Il est bête et gentil. Marguerite, elle, est bien trop riche et naïve. Elle s’ennuie même. C’est très certainement la raison pour laquelle Lloyd existe. Un jouet à un prix débilement élevé, éduqué sur les sujets qu’elle voulait, pour avoir de la compagnie dans sa triste vie solitaire de femme riche sans enfant.

Donc, ce cher Monsieur Russell n’est presque jamais là et lorsqu’il est à la maison, il semble aussi désintéressé par le blabla incessant qui se déverse de la bouche de sa femme que Lloyd. Cependant, l’humain n’a pas la délicatesse de le cacher. Faire la conversation est après tout le travail de cet animal qu’il lui a offert. Il part le matin, rentre le soir, fait son sport, mange puis disparaît dans la seule pièce qui est interdite à Lloyd. Il n’a pas de mots pour l’hybride. Alors Lloyd s’occupe de sa maîtresse. Le confident, le fils, le neveu, peu importe, qu’elle n’a pas. Il est devenu l’ombre silencieuse qui suit partout la petite dame. Shopping, soirées mondaines, musées, expositions, balades. Il porte ses affaires, range ses affaires, choisit ses tenues, la maquille, la coiffe, lui sert son verre, coule son bain, écoute toutes ses histoires, suit les derniers potins. Finalement, sa vie au laboratoire ou ici n’a pas grand-chose de différent. Somnambule depuis sa naissance, il suit, il écoute, il obéit. Mais ici cela lui semble bien moins froid que par le passé. Marguerite est douce, amusante, chaleureuse. C’est un peu ainsi qu’il s’est imaginé qu’une mère devrait être.

Une année après son arrivée, alors que Monsieur Russell avait invité quelques amis, il a demandé à emprunter le jeune homme. Rien de très impressionnant si vous voulez l’avis de Lloyd, dix-neuf ans, debout devant une assemblée de gens qui puent la richesse. Quelques messes basses et hochements de tête plus tard, il fut libéré. Ça n’est pas la première fois qu’on lui demande de parader pour les beaux yeux de quelques humains. Après ça, Monsieur Russell a proposé à Lloyd de faire du sport ensemble. Quoi que dans la pratique Lloyd fait et Monsieur Russell observe. Le jeune scarabée, au début, n’était clairement pas fan de l’idée, puis il s’est découvert un hobby. Ça défoule, le sport. Peut-être aurait-il dû essayer plus tôt. Personne ne lui a rien dit.

Jusqu’à ce soir un peu étrange, du haut de ses vertigineuses vingt-et-une années, Monsieur Russell a décidé de l’emmener à une soirée l'hiver 2055. Le piège, c’est qu’il ne doit pas en parler à Marguerite. Ah… Ce qui crée un conflit intérieur, mais soit. Un secret est un secret. Et Dieu sait qu’il n’aurait pas dû se taire. L’innocence d’une créature qui se brise. Si vite. Lâché dans une arène, seul, à devoir se battre pour sa survie. Il ressemble à un lapin dans un terrier de loup. Rien n’aurait pu le préparer à ça. Athlétique ? Oui. Combattant ? Pas du tout. Ce fut particulièrement rapide. Ce soir-là, il a perdu beaucoup de choses. Principalement l’espoir de voir sa vie faire sens. En revanche, il ne dort plus. Non, il est bien éveillé. Comme il ne l’a jamais été. Il peut la sentir qui rampe pour sortir de son esprit. Cette affreuse bête sauvage et violente qu’il a si souvent réprimée, ce soir, il en a besoin. Et même s’il a perdu, il s’est défendu comme un diable. Une rage qu’il ne se connaissait pas. Une rage de vivre, de liberté. Et pour la première fois depuis sa naissance, Monsieur Russell lui a gentiment tapoté la tête. Rien de plus.

Malgré l’inquiétude de Marguerite, elle ne l’arrêta pas. Lloyd est désormais plus éveillé que jamais, mais simplement parce que sa vie en dépend désormais. Il écoute. Il apprend. Il se bat. Cette spirale infernale dont il ne peut pas s’échapper. Les soirs où il ne se bat pas, son esprit semble avoir du mal à rester en paix. Le sang, les cris, la foule, la pierre froide. Il ne parvient pas à savoir si cela lui plaît ou le dégoûte. Alors il s’entraîne pour oublier. Il devient insolent dans l’arène. Il provoque. Il danse sur la fine couche de givre entre le spectacle et la mort. Lloyd devient rentable. Doucement, mais sûrement. Alors que Madame Russell s’éloigne de la même façon.

Il doit se battre pour s’en sortir, mais cette arène sera sa tombe. Très probablement. Il ne voit plus comment il pourrait s’en sortir maintenant. Une rencontre fortuite. Le destin ? Un ange ? Il ne sait pas trop. Quelque part, peut-être que les deviant lui tendront la main. Le sortir de cet abîme. Plusieurs fois, discrètement, Lloyd a commencé a poser des questions et se rapprocher d'un hybride qui serait susceptible de l'aider. Un plan pour le sortir de là. Il va falloir être efficace et l'erreur ne sera pas permise. Lloyd vit pour cette étrange adrénaline depuis quelque temps maintenant, alors ce n'est pas bien grave. Le passage entre sa cage, la laisse que l'on défait et le couloir qui mène à l'entrée. Il n'a qu'une chance. Cette nuit de l'été 2061, il n’est pas entré dans le théâtre de violence dont il a fait partie si longtemps. Des bruits de couloir. Des murmures qu’il trouverait de l’aide là-bas. En vingt-sept ans, lorsqu’il lève la tête vers le ciel, Lloyd respire pour la première fois.

Remplir ses poumons d'air pour courir. Courir le plus loin possible. S'enfuir de ce cauchemar pour apprendre à vivre libre, puis se battre pour cette seule raison. Pour tous les hybrides de cette maudite arène. Pour ceux qui n'ont pas la force de le faire eux-mêmes. Pour être libre. Pour dominer le monde, brûler chaines et maîtres. Tout va très vite après cette débandade. On lui a dit que peut-être il ne survivrait pas. On lui a dit que s'ils l'aident, il devra rester. Lloyd n'a rien à perdre. Tout à gagner. Qu'on lui enlève cette puce. Lloyd n'aura ni dieu ni maître. S'il doit mourir, il veut mourir libre et s'il survit, il veut rendre la monnaie de leur pièce à ses créateurs.

Personne n'est mort. Et son intégration s'est faite avec plus ou moins de succès. Lloyd apprend gentiment, mais sûrement à vivre parmi les siens. À être considéré. Et même si les boulots ne sont pas les plus amusants, ils sont un choix. Un devoir. Et malgré quelques effets secondaires déplaisant, Lloyd est un homme libre et il compte bien le rester.