Dans le cadre d’une interview réalisée dans le journal pro-humanis Le Siècle, la rédaction a interrogé l’esclave d’un homme politique réputé de la ville de New-York, Lumine, travaillant aussi comme assistant d'un détective et conseiller auprès du Bureau de Traque des Déviants. Vous retrouverez ci-après le verbatim de leur rencontre.Q : Salut Lumine ! Peux-tu me raconter brièvement ton histoire s’il te plaît ?R : Oui, bien sûr, p-pas de soucis ! Héhé. [
Miaulement]. Je suis né le 9 décembre 2042, au sein des laboratoires de Chroma, des suites d’une commande spéciale de ma famille. J’y ai été très bien traité ! J’ai reçu beaucoup de bonnes nourritures – j’aime beaucoup le poisson, même sous forme de croquettes, vous savez ! –, et une éducation bienveillante. J’ai appris à lire, à écrire, à compter, et j’ai ensuite été livré à mon Maître qui a pris soin de moi lorsque j'ai eu seize ans. Contrairement aux craintes de beaucoup d’hybrides, le puçage a été pour moi indolore même si ma famille a fait le choix de me marquer de ses initiales et de ses armoiries au niveau de mon cou. [
Ronronne].
Q : Oh, effectivement. J’imagine que cela n’a pas dû être un moment très agréable à vivre, non ?R : Bien sûr, recevoir une marque au fer rouge est douloureux, mais en tant qu’hybride, je dois endurer pour montrer à mon Maître que la souffrance que je ressens est preuve de la sincérité de mon dévouement envers lui. Si le moment n’était donc pas agréable sur le moment, je suis fier d’avoir tenu le coup et reçu ce signe de servitude que chacun peut voir. Et puis, pour être honnête, après, j’ai reçu plein de caresses et de câlins, et on s’est très bien occupés de moi ! [
Il se gratte l’arrière de la tête et semble rougir, c’est mignon].
Q : J’imagine aussi que tu as déjà été puni…R : Cela fait partie du dressage, mais je ne suis pas toujours fier de moi et de ce que j’ai fait. Je ne suis pas parfait et j’ai commis des erreurs. Maître dit que ce n’est pas grave de commettre des erreurs, tant qu’on ne les reproduit pas. Je suis plutôt d’accord avec cela, moi ça m’a fait beaucoup progresser. Je n’ai pas été puni depuis deux ans ! Ne pas manger pendant trois jours a été très éprouvant… Mais c’est aussi une épreuve pour soi, pour dépasser ses limites et comprendre la gravité d’une faute, pour ce qu’elle a de conséquence sur un Maître surtout si elle est en public.
Q : Oui, tu sembles vraiment sincère. Je remarque tes petits ronrons discrets. Tu avais quel âge à l’époque ? Comment s’est passé le reste de ton enfance ?R : [
Il reste un moment très gêné, et ronronne plus fort en baissant ses oreilles sur sa tête. Il semble surpris.] Nya, j’avais six ans, nya !
[
Il se reprend.].
Cela a été une période merveilleuse ! J’ai appris à m’occuper d'un foyer. Nettoyer la maison, préparer les repas, faire les courses, laver le linge, le repasser, habiller les membres de la famille, et m’assurer que tout le monde aille bien, cela a été l’objet de mon éducation pendant toute ma prime jeunesse ! J’ai fait l’objet d’un suivi, tant de mes propriétaires que des éducateurs du laboratoire et je vivais au laboratoire, avec mes camarades, et ma famille me rendait visite régulièrement. J’avais hâte de la rejoindre chaque fois que je le pouvais !
J’ai reçu en parallèle les cours d’un précepteur, qui m’a enseigné les rudiments des humanités. J’y ai développé un grand intérêt pour le droit et la criminologie, et je voudrais remercier du fond du cœur ma famille pour tout ce qu’elle a fait pour moi, ainsi que pour m’avoir donné le droit d’étudier des cours en distanciel auprès d’une grande université.
Q : Oui, c’est un privilège dont il est important que tu prennes conscience. Mais justement, cela ne t’a-t-il jamais donné envie, pendant ton adolescence, d’être traité avec davantage d’égalité ? Après tout, c’est un discours à la mode en ce moment.R : Sincèrement, non. J’ai toujours trouvé qu’un hybride avec des oreilles et une queue n’avait rien à voir avec un humain… [
Sa queue s’agite, il semble agacé.].
Très tôt dans ma jeunesse, mon Maître m’a expliqué pourquoi j’existais. Je suis un produit, un devis qu’il a commandé pour satisfaire ses besoins une fois mon adolescence terminée. Il voulait que je sois un garçon-chat spécial, à la fois pour ses enfants, et pour lui. Il voulait que j’ai une tête bien pleine et bien faite et des mains agiles et habiles.
J’ai une raison de vivre…. Vous voyez ? Nya… [
Il parait ému, il lâche un miaulement.].
En toute sincérité, je ne pourrais pas supporter la pression que ressent mon Maître et les membres de sa famille au quotidien. L’idée de devoir protéger ma réputation personnelle, d’être responsable et comptable de mes propos et de mes actes auprès du public et des autres humains… Tout ceci, je préférerais mourir, v-vraiment.
Je pense que beaucoup ne se rendent pas compte de la chance que l’on a, et c’est vraiment regrettable…
Nous appartenons à deux races différentes, il n’y a pas lieu de nous comparer. Je vis pour aider mon Maître dans tous les pans de sa vie, et pour préserver les intérêts de ceux qui m’ont donné le privilège de vivre. Toute velléité contraire est un comportement enfantin, immature et monstrueux, au sens propre de l’étymologie de monstrueux : ce qui relève d’un prodige divin, sans être un dieu…
Q : Ta sincérité est vraiment touchante. Je pense qu’elle peut parler à beaucoup de tes congénères. Que fais-tu aujourd’hui pour faire comprendre tout cela aux autres hybrides ?R : Mon Maître m’a demandé de prendre part à la
Brigade de Traque des Déviants. Cette organisation a pour but non seulement d’enquêter sur les actes terroristes commis par des bestioles ingrates et dangereuses mais aussi de prévenir ceux qui seraient tentés de les rejoindre.
Du fait de ma formation en criminologie, je participe maintenant à ce programme après deux ans de formation et ai commencé mes premières missions cette année sous la supervision d’un citoyen détective que j'assiste !
Sans vous en dire trop, parce que mon travail demeure confidentiel, j'accompagne un détective humain dans ses enquêtes et je l'aide à travers mes réflexions et mes connaissances. Nous prenons en charge des dossiers nécessitant une investigation poussée, afin de déterminer l’implication des déviants, ou des actes isolés qui peuvent encore être contenus. >w<.
Je me rends parfois sur place, je prépare des interrogatoires, j’essaie de me rapprocher des hybrides impliqués et de nouer un lien afin de les comprendre… Comme je les comprends bien et que j'en suis un, j'aide à comprendre les doutes qui les traversent.
Q : Cela a l’air génial ! Mais est-ce que cela te laisse le temps de t’occuper de ta famille ?R : Bien sûr, ahah ! [
Il se détend]. Je travaille pour le BTD essentiellement depuis chez moi, et je suis un dossier à la fois. Tous ne nécessitent pas que je me déplace… C’est, en quelque sorte, le principe du détective de salon et de son assistant, vous voyez ? Je suis Waston qui accompagne Sherlock ! [
Rire]. Parfois, les éléments présentés dans le dossier suffisent à ce que nous émettions des conclusions qui s’avèrent correctes. La plupart du temps, ce n’est pas l’affaire du siècle, seulement des coups de folie qu’il faut savoir sanctionner, vous voyez…
Q : Un coup de folie, que veux-tu dire par là ?R : Certains hybrides sont particulièrement fragiles psychologiquement. Le croisement des ADN leur crée beaucoup d’anxiété, et il arrive que certains produits défaillants deviennent subitement extrêmement violents. À ce moment… Ils sont un danger à la fois pour leur famille, mais aussi pour eux-mêmes. Je pense que nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour les aider, mais parfois, cela ne suffit pas… [
Il est pensif.].
Q : Cela semble t’émouvoir. R : Pas vraiment, non… Je me disais juste que depuis l’apparition des déviants, tout est devenu plus compliqué… Je leur en veux d’avoir embrigadé tant des miens dans leur croisade sans fondement…
Néanmoins, nous serons impitoyables. [
Sa voix devient soudain plus ferme et affirmée.]. Se poser des questions sur pourquoi nous vivons est une chose parfaitement compréhensible, mais se tourner vers eux, c’est grave. C’est très grave.
Et je sais que le BTD agira sans faiblesse pour nous préserver. Les déviants devront assumer les responsabilités de leur ensauvagement.
Nous les éradiquerons. Nya ! èwé.
Q : Quel conseil donnerais-tu à un hybride qui pense avoir les mêmes droits qu’un humain ?R : [
Il prend un temps sincère de réflexion.].
Si tu commences à envier ce que tu ne seras jamais, tu vivras toute ta vie malheureux.
Avoir la chance d’exister est déjà un cadeau inespéré. Profite de ce que tu as, plutôt d’espérer ce que tu n’as pas, sans imaginer les contraintes que cela a. Ne t’engage pas dans une voie où cela finira mal pour toi. Et viens me voir. Viens me parler.
Envoie un e-mail à
lumine@btd.com. Je te répondrai. On parlera. Tu comprendras. Je te le promets.
Q : [Ému par sa sincérité, je me lève et vient lui gratter les cheveux, près de ses oreilles. Il se met à ronronner. Je vois ses yeux emplis de larmes.] Tu es un brave garçon. Ton Maître sera très fier de toi. Tu es quelqu’un de bien. Dis-moi… quel est ton plus beau souvenir ?R : [
Tente de se reprendre.].
U-Un… Un jour… Je faisais la lessive, quand je me suis arrêté devant un miroir. Je me suis regardé, et je me suis arrêté sur ma marque. C’était après l’arrestation d’un certain Yuan pour esclavage humain… J’ai demandé à mon Maître si je pouvais venir lui parler, et j’ai été pris d’un sentiment d’angoisse. Je suis venu me mettre à ses pieds, et j’ai commencé à pleurer sans raison.
J’avais peur de le perdre. Qu’on me sépare de lui.
Il m’a alors pris dans ses bras et m’a regardé dans les yeux, chose qu’il fait rarement, pour me dire que jamais il ne m’abandonnerait, et que s’il devait m’abandonner, il me ferait disparaître de ce monde pour que je n’ai pas à en subir sa cruauté.
J’ai su… J’ai su en cet instant que j’avais un début et une fin.
Et je me suis senti mieux.
.
Je n’avais plus à réfléchir. Je n’avais plus à m’inquiéter.
Tout irait pour le mieux à présent.
Nya...
Fin de l’interview.